Patrick Nieto

Le port de Bassens deviendra bientôt le premier site français de déconstruction de navires marchands. Tractés dans l’estuaire de la Gironde, ces géants des mers finissent ici, sur cette rive droite de la Garonne, entre les cheminées du Bec d’Ambes et le pont d’Aquitaine.

Al-Shamikh regarde son fusil d’assaut appuyé contre le mur. Un poids immense pèse sur ses épaules. Il n’a pas le choix, il le sait. Les amis d’hier sont les ennemis d’aujourd’hui.

– Assassiné par son propre peuple ? Notre guide s’est toujours montré bienveillant envers les gens. Pourquoi aurait-on des raisons de lui nuire si ce n’est pour voler son pétrole ? Exécuté, dis-tu ? Comme un chien enragé sur le bord d’un chemin ?

Autour de lui, tout n’est que chaos. Les habitations éventrées dressent leur silhouette macabre de part et d’autre des rues désertes. Elles ont été soufflées par les roquettes avant d’être pillées et incendiées. Une odeur tenace de brûlé emplit l’espace. La peur et la colère ruissellent des pierres, des portes et des volets.

Mansour Al-Shamikh se réveille en sueur, les yeux exorbités, haletant, la bouche aussi sèche qu’un coin de désert.

L’hystérie collective atteint son apogée. L’homme empoigne fermement son instrument à deux mains, l’avance. Les muscles de ses bras sont bandés, luisants.

Puis l’intensité des cris diminue. Les pillards refluent. L’accalmie. La déflagration. Le souffle le projette en arrière. Sa tête heurte le mur. Aussitôt, le sang dégouline le long de ses tempes. Il est choqué, incapable de bouger. Des émeutiers se saisissent de lui, l’entraînent à l’extérieur jusque dans le jardin. Les gens l’insultent, le griffent, le mordent, le tabassent, crachent sur lui, déchirent ses vêtements. On lie ses membres à quatre colonnes du patio comme pour l’écarteler. Des mains terminent de le dénuder entièrement. Puis le silence se creuse.

Des coups sourds sont portés contre la porte blindée. Ces coups suintent la haine et présagent un déchaînement de violence inouïe contre sa personne. La porte se gondole à chaque percussion. Elle ne résistera plus bien longtemps à la fureur des assaillants. Il ôte le cran de sûreté de son pistolet automatique. Il ne capitulera pas sans combattre.

Terré dans une cache aménagée, impuissant, il assiste au sac de sa maison par le biais de la vidéosurveillance. Soudain, les clameurs redoublent de virulence. Les insurgés s’engouffrent dans le couloir menant à sa tanière. Ils se bousculent, s’insultent. Ivres de colère, tous veulent être en première ligne.

N’empêche qu’accepter de l’argent pour favoriser un acte pénalement répréhensible, ça s’appelle de la corruption. Et selon lui, la corruption est plus crapuleuse que le vol car elle nécessite une réflexion préalable, une prise de décision commune entre les parties, une réelle préméditation

Dans l’imaginaire collectif, l’enquêteur est un chasseur. On le représente lancé sur la trace d’un suspect, le nez au raz du bitume, reniflant, courant, se démenant comme un damné pour bondir sur sa proie. C’est parfois vrai. Mais le plus souvent, le flic est plutôt un pêcheur. C’est d’ailleurs dans cette situation qu’il est le plus efficace. Il déballe son attirail, appâte le coin, tend ses lignes, patiente en scrutant les déplacements de son bouchon.

C’est jouissif d’avoir le pouvoir de vie ou de mort sur quelqu’un. N’en déplaise aux sceptiques, ça procure un sentiment de puissance absolue. Je connais bon nombre de personnes qui ont ressenti, au moins à une occasion dans leur existence, le désir de tuer quelqu’un. Mais, à chaque fois, quelque chose les a freinés : la peur d’avoir de sérieux ennuis, la conscience d’enfreindre le sixième commandement ou tout bonnement l’incapacité matérielle d’accomplir leur geste. Chez elles, cette mauvaise intention n’a été que furtive et n’a duré tout au plus que quelques secondes avant d’être soit oubliée, soit sublimée par des tâches ou des pensées autrement réalistes.
Pour ma part, j’assouvirai froidement un plaisir animal, un fantasme qui trotte dans mon cerveau depuis trop longtemps. Je suis comme le bourreau qui s’apprête à déclencher sa guillotine après avoir patiemment assemblé les pièces de son instrument les jours précédents. Voilà une profession qui m’aurait plu, d’autant que je me fiche du regard d’autrui comme de mes premières chaussettes.

La difficulté dans mon métier est de bâtir des hypothèses sur la base d’indices dont on dispose pour reconstituer un évènement passé. Depuis le départ, en assemblant des éléments épars, j’apprends petit à petit des choses sur le meurtrier.

Il voudrait simplement lui parler, lui proposer son aide, sans arrière-pensée. Il n’éprouve à son endroit aucun sentiment amoureux. C’est autre chose, cette jeune femme l’attire d’une manière irrationnelle. Peut-être parce que, comme lui, elle semble souffrir en silence, sans rien oser demander à personne.

 

Avec des gestes empreints de délicatesse, les gendarmes manipulent le corps de l’enfant pour l’examiner et s’assurer qu’il ne présente aucune trace de violence. C’est la procédure classique, car on ne sait jamais. Un décès, s’il n’est pas naturel, donne toujours lieu à une enquête de police.

Il ne comprend pas ce qui se passe. Ou plutôt si, il comprend parfaitement, mais refuse de l’admettre. Le monde vient de disparaître autour de lui sans crier gare.

Les deux enquêteurs savent que cette femme ment. Ils l’assaillent, tentent d’enfoncer un coin à chaque hésitation de sa part. Ils endossent à tour de rôle les habits du méchant et du gentil, réitèrent leurs questions sous différentes formes pour l’embrouiller. Mais la harpie n’en démord pas. Fidèle à sa stratégie du premier jour, elle choisit ses mots. Lorsque les attaques des policiers sont trop incisives, elle rentre dans sa coquille, attend que l’orage passe.

L’affection, la fidélité. Ces sentiments qui aveuglent au point, parfois, de pousser des personnes sans histoire à commettre les pires bêtises.

Discrète est le qualificatif parfait pour décrire cette quinquagénaire blonde, au physique gracile, qui se partage entre la salle de sport et les manifestations caritatives. Soumise lui convient également. Elle ne contredit jamais son mari, pas davantage qu’elle ne le questionne lorsqu’il rentre à la maison, les vêtements et les cheveux imprégnés du parfum de ses conquêtes. Elle est de la trempe de ces bourgeoises du dix-neuvième siècle, épouses modèles, mères attentives, femmes d’intérieur remarquables, préférant tout ignorer des frasques de leur conjoint, pourvu que celui-ci leur assure un certain confort matériel et une position sociale enviable.

Nadia est loin, très loin même. Son état dépressif ne s’améliore pas. Elle parle peu, se montre parfois irritable. Ce comportement l’attriste parce qu’il ne reflète en rien sa personnalité.