Citations de Pierre Reverdy (459)
LES REGARDS QUI CHANGENT
Vers quatre heures je serai là
Il passera certainement quelqu'un
Alors j'ouvrirai la porte
La porte s'ouvre comme un œil
Et je regarde à l'intérieur
J'ai trop peur pour entrer
Et je ne sais que dire
Les marches à monter
Jusqu'au palier obscur
Et là peut-être la chambre
Peut-être rien
Peut-être un mur
C'est qu'arrive le crépuscule
Je serai là et je t'attends
J'attends que passe une voiture
Qui emportera mon tourment
Et puis vers la prochaine gare
Je te suis nous irons plus loin
Enfin de la maison d'en face
On me regarde en souriant
Tard dans la vie, par Pierre Reverdy.
Je suis dur
Je suis tendre
Et j’ai perdu mon temps
À rêver sans dormir
Partout où j’ai passé
J’ai trouvé mon absence
Je ne suis nulle part
Excepté le néant
Mais je porte accroché au plus haut des entrailles
À la place où la foudre a frappé trop souvent
Un cœur où chaque mot a laissé son entaille
Et d’où ma vie s’égoutte au moindre mouvement
Sur chaque ardoise
qui glissait du toit
on
avait écrit
un poème
La gouttière est bordée de diamants
les oiseaux les boivent
VISITE
Les bateaux s'étageaient dans le tableau du fond
Où les hommes jouaient aux cartes
Les mots les plus légers montent jusqu'au plafond
Devant eux la fumée s'écarte
Les autres battent des ailes dans les plis des rideaux
L'ennui de la soirée pèse sur les cerveaux
Un livre a refermé ses portes
La prison des pensées où la mienne était morte
Toutes les bouches qui riront
Gagneront la fenêtre et l'air sur le balcon
Les vitres d'en face pâlissent
Dehors tout l'univers résonne
L'heure est venue
La cloche sonne
Et tous deux nous nous regardions
Perdus entre les murs de la même maison
REALITE DES OMBRES
Dans cet étrange faubourg en pleine ville où le plus obscure travail s'exécute, personne n'est jamais venu voir. Seul dans la nuit, dans la boue où tremblent des lumières rouges ou vertes, un certain peuple vit. J'ai compris la fatigue de ces pieds attelés au gain, à l'existence.
Dans l'ombre un homme informe ou une femme sans âge cherche, et, sans qu'on puisse savoir de quoi, emplît sa hotte.
Mais une autre, en toilette et sur les talons hauts, préfère le halo des réverbères et se met en valeur.
En passant quelquefois ces deux êtres se frôlent, sans mépris, car c'est leur vie qu'ils cherchent tous les deux sur ce même trottoir.
LA JETÉE
Les étoiles sont derrière le mur
Dedans saute un cœur qui voudrait sortir
Aime le moment qui passe
À force ta mémoire est lasse
D’écouter des cadavres de bruits
Dans le silence
Rien ne vit
Au fond de l’eau l’image s’emprisonne
Au bord du ciel une cloche qui sonne
La voile est un morceau du port qui se détache
Tu restes là
Tu regardes ce qui s’en va
Quelqu’un chante et tu ne comprends pas
La voix vient de plus haut
L’homme vient de plus loin
Tu voudrais respirer à peine
Et l’autre aspirerait le ciel tout d’une haleine
Des fils de souvenirs s'accrochent dans les branches
Des feuilles dans l'air bleu planent à contre vent
Un ruisseau de sang clair se glisse sous la pierre
Les larmes et la pluie sur le même buvard
Nomade
La porte qui ne s’ouvre pas
La main qui passe
Au loin un verre qui se casse
La lampe fume
Les étincelles qui s’allument
Le ciel est plus noir
Sur les toits
Quelques animaux
Sans leur ombre
Un regard
Une tache sombre
La maison où l’on n’entre pas
Question : Estimez-vous que la poésie doit jouer ou qu’elle joue un rôle social ?
Socialement, l’importance de la poésie est nulle depuis longtemps ; il lui manque ce qui atteignait autrefois un plus grand nombre de gens : le sujet. Béranger était un poète social, par exemple, et Hugo entre tant d’autres choses l’a été aussi et même davantage. Aujourd’hui même, la satire est inexistante, sous cette forme. Mais il y a la chanson qui hypnotise les masses ; aussi bas que ce soir, c’est elle qui joue le rôle social. Mais la véritable importance de la poésie du point de vue général n’a pas à être sociale, c’est-à-dire au fond politique, elle est vitale – elle a toujours été vitale. Je crois qu’elle est à la base de l’élévation de l’homme et de toute son évolution. Le sens poétique, inné chez l’homme, a même certainement été la source de toutes les religions. Je ne pense donc pas que la poésie doit se cacher de notre temps plus qu’elle a eu à se cacher dans aucun autre. Mais qu’elle doive puiser dans les profondeurs plutôt que se complaire aux éclats de la lyre, oui, parce que le temps est venu pour elle d’exploiter cette zone-là. Celle où le poète espère et risque de rencontrer ce qu’il pressentait le plus important en lui-même et qu’il ne connaît pas, qu’il ne peut rendre évident pour lui-même qu’en écrivant.
(pp. 232-233)
La poésie n’est certainement pas dans les choses, autrement tout le monde l’y découvrirait aisément, comme tout le monde trouve si naturellement le bois dans l’arbre et l’eau dans la rivière ou l’océan. Il n’existe pas non plus, par conséquent, de choses ni de mots plus poétiques les uns que les autres, mais toutes choses peuvent devenir à l’aide des mots poésie, quand le poète parvient à mettre son empreinte dessus. La poésie n’est en rien ni nulle part, c’est pourquoi elle peut être mise en tout et partout. Mais rien ne s’opère sans une véritable transmutation des valeurs. Dans l’impuissance à la saisir, à l’identifier où que ce soit, on a préféré déclarer qu’elle régnait partout et qu’il suffisait de savoir l’y découvrir. Or, il est parfaitement évident qu’elle est plutôt une absence, un manque au cœur de l’homme, et, plus précisément dans le rapport que le poète a le don de mettre à la place de cette absence, de ce manque. Et il n’y a poésie réelle que là où a été comblé ce vide qui ne pouvait absolument l’être par aucune autre activité ou matière réelle de la vie.
(pp. 41-42)
La poésie est à la vie ce qu'est le feu au bois.
Elle en émane et la transforme.
Pendant un moment, un court moment, elle
pare la vie de toute la magie des combustions
et des incandescences.
Elle est la forme la plus ardente et la plus
imprécise de la vie. Puis, la cendre.
" Et mon désir glissait sur la route du temps
Aride au bord du mystère des gouffres "
[citation d'ouverture du roman de Véronique Olmi
"La pluie ne change rien au désir"]
S'arrêter devant le soleil
Après la chute ou le réveil
Quitter la cuirasse du temps
Se reposer sur un nuage blanc
Et boire au cristal transparent
De l'air
De la lumière
Un rayon sur le bord du verre
Ma main déçue n'attrape rien
Enfin tout seul j'aurai vécu
Jusqu'au dernier matin
Sans qu'un mot m'indiquât quel fut le bon chemin
ESPACE
L'ÉTOILE échappée
L’astre est dans la lampe
La main
tient la nuit
par un fil
Le ciel
s’est couché
contre les épines
Des gouttes de sang claquent sur le mur
Et le vent du soir
sort d’une poitrine
Sources du vent (1929)
p. 224
Hier, je me suis enfermé, à la nuit, par un temps doux malgré le vent violent qui avait, toute la journée, brossé les landes. Et ce matin, j’ouvre sur un calme parfait – toute l’étendue poudrée de gelée blanche. Magnifique spectacle, sans nuance, qui m’émerveille et m’enchante, et dont je ne me lasse jamais…
Être ému, c’est respirer avec son coeur.
Il y a ceux qui prennent la vie au sérieux, à cause d’une suite possible. Ceux qui ne la prennent pas au sérieux parce qu’ils ne croient à aucune suite possible. Et, les plus confondants, ceux qui la prennent très au sérieux, telle qu’elle est et sans croire à une suite possible plus sérieuse que ce qu’elle est.
Personne n’aurait plus aujourd’hui l’idée quelque peu ridicule de mettre des manchettes pour écrire, mais on peut toujours se laver les mains. Différence du pinceau et de la plume. Il est tout naturel qu’un peintre travaille les mains sales ; vraiment pas l’écrivain. Cela ne fait que souligner davantage l’importance de la main dans ce métier non manuel.
La vie est une chose grave. Il faut gravir.
Les degrés de spiritualité. Je ne me sens pas planté dans le sol, non plus que je ne suis dans les étoiles. Seulement par-dessus les toits.
Un bon poème sort tout fait. La retouche n’est qu’un heureux accident et, si elle n’est pas merveilleuse, elle risque de tout abîmer.
Il me faut aller très loin de ce que je sens pour reconnaître ce que je sens – chercher très loin ce que je pense pour pouvoir prendre la responsabilité de ce que je pense.
LE LIVRE DE MON BORD (Notes 1930-1936), Mercure de France, 1948.
(Pierre Reverdy, présentation par Jean Rousselot, suivie d'un essai par Michel Manoll, œuvres choisies, fac-similés, portraits, dessins et documents, bibliographie, Paris, Seghers, 1951).
Une éclaircie
Il fait plus noir
Les yeux se ferment
La prairie se dressait plus claire
Dans l’air il y avait un mouchoir
Et tu faisais des signes
Ta main sortait sous la manche du soir
Je voulais franchir la barrière
Quelque chose me retenait
Le cri venait de loin
Par derrière la nuit
Et tout ce qui s’avance
Et tout ce que je fuis
Encore
Je me rappelle
La rue que le matin inondait de soleil
Les voix se lèveront
Déjà elles reviennent
Il y a ce vagabond
Que des souvenirs tiennent
Et empêchent de s'en aller
L'abat-jour du couchant
Les ailes du sommeil
Le ciel blanc d'étincelles lancées à pleines mains
Et les arbres couverts de gouttes et d'étoiles
Tout le long du chemin
(Extrait de "Glaçon dans l'air")
LES YEUX INCONNUS
En attendant
Sur la chaise où je suis assis
La nuit
Le ciel descend
Tous ceux à qui je pense
Je voudrais être aux premiers jours
De mon enfance
Et revenir
M'en aller de l'autre côté
Pour repartir
La pluie tombe
La vitre pleure
On reste seul
Les heures meurent
Le vent violent emporte tout
Les yeux se parlent
Sans se connaître
Et c'est quelqu'un qu'on n'aura jamais vu
Qu'une seule fois dans sa vie
Départ
L'horizon s'incline
Les jours sont plus longs
Voyage
Un coeur saute dans une cage
Un oiseau chante
Il va mourir
Une autre porte va s'ouvrir
Au fond du couloir
Où s'allume
Une étoile
Une femme brune
La lanterne du train qui part