Citations de Rachel Cusk (144)
La plupart des gens veulent rester assis dans leurs petites boîtes en brique rouge sur leur petite propriété devant leur télévision, ou n'importe où en voiture ou se bourrer de cochonneries, ou aller faire des courses - et je ne dis pas que c'est pire que ce que les gens ont toujours voulu faire. La différence est que maintenant tout leur est mâché.
À cette époque de l’année -le printemps-, les tubercules que nous y entreposons commencent à germer, même si nous les conservons dans une complète obscurité. Il leur pousse ces petits bras blancs et charnus car elles savent que la saison nouvelle est là et, parfois quand j’en observe une, je me rends compte qu’une pomme de terre en sait davantage que la plupart des humains.
Tu dois te demander, Jeffers, quelle était la phrase qui, surgissant des tableaux de L. s'est adressée si distinctement à moi. C'était ; "Je suis ici". Je refuse de dire ce que ces mots, selon moi, signifient, ou à qui ils renvoient, car cela reviendrait à vouloir les empêcher de vivre.
...l'habitude que j'ai de vouloir plaire aux autres en embellissant les choses n'est que source de déception, pour moi plus que pour quiconque. C'est une forme de contrôle...
L'une des difficultés, Jeffers, que pose le récit d'événements, c'est qu'il vient après que les événements se sont déroulés. Cette idée pourra paraître évidente au point d'en être imbécile, mais je songe souvent qu'il y a autant à dire que ce qu'on se figurait qu'il arriverait que sur ce qui est effectivement arrivé.
Cet aspect des choses m’a toujours un peu échappé, et devoir faire des choix me paraît particulièrement difficile ; par conséquent, cela a été un grand jour pour moi lorsque j’ai pris conscience que je pouvais simplement tout porter en même temps, et qu’en me limitant au noir et au blanc je n’aurais plus jamais besoin de m’interroger sur l’esthétique de mes tenues.
Il raconte que ses cheveux ont blanchi quand il avait une vingtaine d’années. Ils sont plutôt fins et soyeux, presque comme ceux d’une femme, et légèrement bleutés. Tony est la seule personne à avoir la peau foncée à des kilomètres à la ronde, car il a été adopté par une famille du marais alors qu’il était encore bébé. Il ignore tout de ses origines et n’a jamais chercher à les retracer.
En observant ce tableau, c’est de la pitié que j’ai ressentie, pour moi-même et pour nous tous : le genre de pitié muette qu’une
mère est susceptible d’éprouver pour son enfant mortel, qu’elle brosse et habille toutefois si tendrement. Il apportait, pour ainsi dire, la touche finale à l’étrange état d’exaltation dans lequel je me trouvais – je me suis sentie basculer du cadre à l’intérieur duquel j’avais vécu pendant des années, le cadre des
répercussions humaines dans des circonstances particulières.
La peur est une habitude comme une autre, et les habitudes tuent ce qui en nous est essentiel. Les années durant lesquelles j’avais connu la peur m’avaient laissé un sorte de vacuité, Jeffers. Je m’attendais sans cesse à ce que quelque chose me tombe dessus sans prévenir – je m’attendais sans cesse à entendre le rire de ce diable, celui-là même que j’avais bout à l’autre du train.
Je n’avais pas pris conscience, je crois,
que l’existence était constituée de si nombreuses facettes, avant que chacune d’elles
ne donne libre cours à sa capacité de corruption. Pareilles manifestations t’ont toujours
été familières, je le sais, et tu as écrit à leur sujet, même quand certains n’avaient
pas envie d’entendre et trouvaient pénible de s’appesantir sur ce qui est mal et pernicieux.
Néanmoins tu t’es obstiné, en bâtissant un refuge où l’on pouvait s’abriter quand
les choses tournaient mal. Et, immanquablement, elles tournent toujours mal !
A mon avis, ce n'était pas de la mort qu'il parlait mais plutôt de l'état de non-être que, dans l'existence, la majorité d'entre nous affectionnent.
Il était neuf heures quinze. Son mari avait quitté la maison à huit heures tapantes, et sa fille Jessica rentrait en classe à neuf heures ; elle avait l’impression de s’élever rapidement dans les airs, comme si les membres de sa maisonnée étaient des sacs de sable qu’elle jetait un par un par-dessus le bord d’une montgolfière.
J’imagine que c’est un peu comme le mariage, dit-il. On bâtit une structure entière sur une période d’intensité qui ne se répétera jamais.
« Derrière les vitres, un amoncellement de nuages tuméfiés fondit sur la prairie grise du parking, éteignant les lances de lumière qui partout gisaient en diagonales désordonnées tels des éclairs défectueux mis au rebut. Le restaurant s’obscurcit. Un violent déluge s’abattit brutalement sur le paysage sans défense. » (p. 133)
« Les gens intéressants sont comme des îles, dit-il : on ne tombe pas sur eux par hasard dans la rue ou à une fête, il faut savoir où ils se trouvent et s'arranger pour les rencontrer. »
« Quand il lui demanda comment il avait fait pour apprendre toutes ces langues, il avait expliqué que la méthode consistait à bâtir une ville imaginaire pour chacune d'elles, la bâtir si bien et si solidement qu'elle ne tomberait pas en ruine quels que soient les événements qu'il traverserait dans la vie ou le temps écoulé depuis sa dernière visite. « J'ai imaginé toutes ces villes de mots, dit-elle, et lui qui les parcourait l'une après l'autre, une petite silhouette au milieu des hautes structures imposantes. Je lui ai dit que son image me rappelait l'écriture si ce n'est qu'une pièce de théâtre s'apparentait plus à une maison qu'à une ville : je songeais à la force que j'avais éprouvé en construisant cette maison puis en regardant derrière moi après l'avoir terminée pour constater qu'elle était toujours là. Et pendant que ce sentiment me revenait en mémoire, dit-elle la certitude absolue que je n'écrirai plus jamais de pièce s'est emparée de moi, et, à vrai dire, je ne savais même plus comment j'avais pu en écrire une seule, quelle avait été ma démarche, quels matériaux j'avais pu utiliser. J'étais persuadée qu'il me serait désormais aussi impossible d'écrire une autre pièce que de construire une maison sur l'eau alors que je flottais en pleine mer. »
On ne peut pas vivre dans le passé,n'est-ce pas ? Votre bonheur ne peut pas dépendre du fait que les choses demeurent identiques.Il faut embrasser le changement.Il faut embrasser l'avenir !
Le matin, j'emmène mes filles à l'école et vais les chercher en milieu d'après-midi. Je range leur chambre, fais les lessives et la cuisine. En général, nous passons la soirée ensemble ; je les aide à faire leurs devoirs, je leur prépare à dîner et les mets au lit. A intervalles réguliers, elles vont chez leur père et alors la maison est vide. Au début, j'avais du mal à supporter ces interludes. Depuis, ils ont gagné en neutralité, ils ont une certaine fermeté, mais vide, quelque chose de vaguement accusatoire malgré leur néant. C'est comme si ces heures solitaires, durant lesquelles, pour la première fois depuis des années, on n'attend ni n'exige rien de moi, étaient mes prises de guerre, ce que je reçois en échange de tous ces conflits. Je les traverse l'une après l'autre. Je les avale comme de la nourriture d'hôpital. Ainsi, je suis maintenue en vie.
- Je veux dire quel gâchis! Quel gâchis, de ne pas profiter d’une belle vie.
Tout est tellement bien conçu dans cette maison, remarqua Lisa. Tout fonctionne. Il n'y a plus qu'à vivre.