"L"heure grave"
Poème de Rainer Maria Rilke, chanté par Colette Magny
Si votre vie quotidienne vous paraît pauvre, ne l'accusez pas; accusez-vous plutôt, dites-vous que vous n'êtes pas assez poète pour en convoquer les richesses.
Pour celui qui crée, il n'y a pas, en effet, de pauvreté ni de lieu indigent, indifférent.
Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas ( c’était une joie faite pour un autre ), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.
Aimer, c'est devenir un monde, un monde en soi pour quelqu'un d'autre.
Car au fond, et précisément pour les choses les plus profondes et les plus importantes, nous sommes inqualifiablement seuls.
Pour l'instant, vivez les questions.
Peut-être, un jour lointain, entrerez-vous ainsi, peu à peu, sans l'avoir remarqué, à l'intérieur de la réponse.
Le plaisir physique est une expérience sensible qui n'est en rien différente de l'intuition pure ou du sentiment pur dont un beau fruit comble la langue ; c'est une grande expérience, infinie, qui nous est accordée, un savoir du monde, la plénitude et la gloire de tout savoir. Et ce qui est mal ce n'est pas que nous ressentions ce plaisir ; ce qui est mal c'est que presque tout le monde mésuse de cette expérience et la dilapide.
Lettre du 16 juillet 1903.
Qu'une chose soit difficile doit nous être une raison de plus pour l'entreprendre.
Votre doute peut devenir une qualité profitable si vous l'éduquez. Il faut qu'il devienne savant, qu'il se mue en critique. Dès qu'il s'apprête à vous gâcher quelque chose, demandez pourquoi cette chose est laide ; exigez de lui des preuves, soumettez-le à examen, et vous le trouverez sans doute perplexe et embarrassé, peut-être s'insurgera-t-il aussi. Mais ne cédez pas, exigez qu'il fournisse ses raisons, et ne manquez pas d'agir en toute circonstance en faisant ainsi preuve de vigilance et de rigueur ; le jour viendra où, de destructeur il sera devenu l'un de vos meilleurs artisans — peut-être le plus malin de tous ceux qui construisent votre vie.
LETTRES À UN JEUNE POÈTE, lettre du 4 novembre 1904.
Être artiste veut dire ne pas calculer, ne pas compter, mûrir tel un arbre qui ne presse pas sa sève, et qui, confiant, se dresse dans les tempêtes printanières sans craindre que l'été puisse ne pas venir.
L'amour, c'est l'occasion unique de mûrir
de prendre forme, de devenir soi-même
un monde pour l'amour de l'être aimé.
Lettres à un jeune poète