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Critiques de Robert Bober (74)
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Ellis Island

Ellis Island est un court texte de Georges Perec prévu à l’origine pour accom­pa­gner un film docu­men­taire, réa­lisé en 1980 par Robert Bober, sur une idée ori­gi­nale de l’INA et dif­fusé par TF1 les 25 et 26 novembre de la même année. Les édi­tions du Sor­bier et l’INA firent paraître ce texte (avec des pho­to­gra­phies prises pen­dant le tour­nage). En 1994, les édi­tions P.O.L. réédi­tèrent cet opus­cule en l’enrichissant de docu­ments annexes. L’édition que j’ai choi­sie est la der­nière édi­tion, conçue par Madame Ela Bie­nen­feld, qui se concentre uni­que­ment sur le texte de Perec pour en sou­li­gner la « confron­ta­tion avec le lieu même de la dis­per­sion, de la clô­ture, de l’errance et de l’espoir ».



J’aime l’idée que les auteurs soient sai­sis, han­tés par des lieux. C’est le cas de Mar­gue­rite Duras pour laquelle ma fas­ci­na­tion m’a lon­gue­ment occupé par le passé : unité et obses­sion du lieu, que ce soit dans un square, dans un ter­rain vague, un hôtel au bord de la mer… C’est aussi ce que j’aime chez Pierre Cen­dors : le lieu n’est pas seule­ment chargé de sym­boles ou d’histoires (ou d’Histoire avec une grande Hache comme le sou­li­gnait Perec dans W ou le sou­ve­nir d’enfance) cen­sés ajou­ter des couches séman­tiques, sen­so­rielles, émo­tion­nelles avec l’intrigue, non ! il fait corps avec le per­son­nage ou le nar­ra­teur et entre en réso­nance avec le lec­teur qui l’associe comme un per­son­nage à part entière dans la nar­ra­tion qu’il perçoit.



Perec déve­loppe déjà cette vision du lieu dans La vie, mode d’emploi, dans lequel le lieu, le 11 rue Simon-Crubellier, est la matrice même de l’histoire. C’est à par­tir du lieu que se construit, tel un puzzle, la nar­ra­tion, selon une logique ouli­pienne défi­nie à l’avance. Dans W ou le sou­ve­nir d’enfance, l’île W est le lieu où converge le récit. Tous ces lieux sont inexis­tants, ce sont des non-lieux, des lieux ima­gi­naires, utopiques/dystopiques dans les­quels Perec puise ou dis­sé­mine une par­tie de sa mémoire, de son his­toire ou perd son lecteur.



Avec Ellis Island Perec entre­prend le che­min inverse : par­tir d’un lieu réel, d’un lieu docu­menté pour aller, fina­le­ment et peut-être sans véri­ta­ble­ment le vou­loir, vers le lieu ima­gi­naire, inté­rieur, biographique.



Ellis Island, sur­nom­mée L’île des larmes, devint à par­tir de 1892 le point de pas­sage obligé pour ren­trer en Amé­rique. Perec décrit l’histoire de ce lieu qui met pro­gres­si­ve­ment en place une ges­tion ratio­na­li­sée des flux migra­toires de masse.



« Seize mil­lions d’immigrés pas­se­ront à Ellis Island, à rai­son de cinq à dix mille par jour. La plu­part n’y séjour­ne­ront que quelques heures ; deux à trois pour cent seule­ment seront refou­lés. En somme, Ellis Island ne sera rien d’autre qu’une usine à fabri­quer des Amé­ri­cains. » p. 15



A par­tir de 1924, les condi­tions d’immigrations deviennent plus res­tric­tives (2%) et Ellis Island devient « un centre de déten­tion pour les émi­grés en situa­tion irré­gu­lières » puis un musée à par­tir des années 70. Fidèle à sa manière quasi obses­sion­nelle de pro­cé­der, Georges Perec dresse des inven­taires dans les­quelles se côtoient des listes inter­mi­nables de chiffres (les migrants clas­sés par pays d’origine, etc.) et de noms (ceux des bateaux qui ache­mi­naient les immi­grés, les ports d’où ils provenaient…).



«Cela ne veut rien dire, de vou­loir

faire par­ler les images, de les

for­cer à dire ce qu’elles ne

sau­raient dire.

Au début, on ne peut qu’essayer

de nom­mer les choses, une

à une, pla­te­ment,

les énu­mé­rer, les dénom­brer,

de la manière la plus

banale pos­sible,

de la manière la plus pré­cise

pos­sible,

en essayant de ne rien oublier. »

p. 43



Ce qui frappe Perec en décou­vrant le site, c’est le carac­tère réso­lu­ment banal de ces lieux char­gés d’histoires ; « rien ne res­semble plus à un lieu aban­donné | qu’un autre lieu aban­donné. ». Puis le dis­cours se trans­forme peu à peu : de la simple des­crip­tion des lieux Perec en arrive à une ques­tion beau­coup plus sub­jec­tive, à savoir pour­quoi, lui, Perec, est venu dans cette île et pour y cher­cher quoi ? Pour­quoi Robert Bober en a-t-il fait de même et quelles sont ses rai­sons ? Et quelles traces, ou quelle absence de traces viennent quo­ti­dien­ne­ment cher­cher tous ces tou­ristes de la mémoire, en rangs ser­rés, à Ellis Island ?



Cette inter­ro­ga­tion sou­daine marque une rup­ture dans le docu­men­taire : l’observateur devient l’observé dans le contexte du docu­men­taire. Ce n’est plus tant un film sur Ellis Island qu’un film qui s’interroge sur la rai­son même de sa pro­duc­tion. Cette irrup­tion de l’observateur dans sa propre pro­duc­tion a de quoi désta­bi­li­ser le zap­peur du XXIe siècle dont je suis, trop accou­tumé qu’il est aux besoins impé­rieux d’une objec­ti­va­tion jour­na­lis­tique deve­nue la norme télé­vi­suelle actuelle. Cette norme qui veut que le repor­ter s’efface der­rière la caméra pour y sub­sti­tuer le spec­ta­teur, pour super­po­ser et fusion­ner les deux regards, pour son immer­sion, pour sa concen­tra­tion sur l’objet exploré, et in fine pour obte­nir sa totale adhé­sion au dis­cours. Ce qui m’interpelle dans ce docu­men­taire, c’est l’infinie poé­sie de la mons­tra­tion qui cache et dévoile, dans le même élan, son apo­rie ori­gi­nelle, les limites de sa sur­face phy­sique aux­quelles ne peut s’ajouter les dimen­sions his­to­riques, émo­tion­nelles, subjectives…



— Tu n’as rien vu à Ellis Island semble répé­ter Georges Perec.



« …ce que moi, Georges Perec, je suis venu ques­tion­ner ici, c’est l’errance, la dis­per­sion, la dia­spora.

Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil,

c’est-à-dire

le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part.

C’est en ce sens que ces images me concernent, me fas­cinent, m’impliquent,

comme si la recherche de mon iden­tité

pas­sait par l’appropriation de ce lieu-dépotoir

où des fonc­tion­naires haras­sés bap­ti­saient des

Amé­ri­cains à la pelle.

Ce qui pour moi se trouve ici

ce ne sont en rien des repères, des racines ou des traces,

mais le contraire : quelque chose d’informe, à la limite du dicible,

quelque chose que je peux nom­mer clô­ture, ou scis­sion, ou cou­pure,

et qui est pour moi très inti­me­ment et très confu­sé­ment lié au fait même d’être juif. »

pp. 57 – 58



Et l’erreur serait de pen­ser que Perec, par une super­po­si­tion pho­to­gra­phique de lieux aban­don­nés, de lieux han­tés par un trai­te­ment indus­triel de masses humaines, ait l’idée, la ten­ta­tion de construire un paral­lèle entre Ellis Island et les camps de concen­tra­tion. Ce n’est pas son pro­pos. La plu­part des gens pas­sés par cet endroit l’ont fait pour fuir une situa­tion — pré­caire, dan­ge­reuse, déses­pé­rée — et en trou­ver une autre, meilleure. C’est le lieu de cette méta­mor­phose, de cette « scis­sion » sociale, psy­cho­lo­gique, lin­guis­tique qui fas­cine Perec. C’est ce maillon man­quant de sa propre condi­tion, lui qui ne connaît ni ses aïeuls, ni sa langue d’origine, qui ne par­tage aucun sou­ve­nir, aucun rite de ses ancêtres. « Quelque part, écrit-il, je suis étran­ger par rap­port à quelque chose de moi-même ; quelque part, je suis “dif­fé­rent“, mais non pas dif­fé­rent des autres, dif­fé­rent des “miens“… »
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Ellis Island

Je suis allée à Ellis Island, il y a vingt ans, dans un but bien précis. J'ai relaté cette visite dans la liste créée par Fanfanouche, je n'ai pas envie d'en reparler. Lorsque les immigrants ont transité par là, le bâtiment était un ancien fort militaire resté en l'état, sans électricité .... Aujourd'hui c'est un superbe "Musée de l'Immigration"... Difficile de s'imaginer ce que pouvaient ressentir ces pauvres gens en arrivant après tous les rêves qu'ils avaient en tête avant leur départ. Les trottoirs recouverts d'or !
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Ellis Island

Je me sens "toute, toute petite" pour écrire quoi que ce soit sur ce texte incroyable, après avoir lu, très émotionnée et admirative la chronique de PetiteBijou !!!



Je vais tenter toutefois... car je ressens le besoin et l'élan d'offrir ma reconnaissance et ma gratitude à Gaëlle Josse. Grâce à son texte « Le dernier gardien d’Ellis Island », qui m’a littéralement « tourneboulée »… j’ai éprouvé l’intense besoin d’aller plus loin , dans ce « non-lieu », et passage qui a transformé, amélioré , abîmé, transformé des millions de familles, qui ont abandonné leurs racines, pour TOUT reconstruire ailleurs, dans un autre pays.





A ma grande honte, Gaëlle Josse m’a mené au texte de Georges Perec (dont je ne connaissais pas même l’existence). je viens de l'achever; c'est un autre coup de poing. Lorsque nous nous plaignons de nos quotidiens, soucis, préoccupations diverses, De grâce !... songeons à toutes ces personnes, à nos « frères » de tous les pays , ayant tout perdu , tout laissé dans l’espoir d’une autre vie meilleure, pour eux et leurs enfants, sur une terre étrangère.



Le texte de Georges Perec, est d’autant plus percutant et dérangeant, qu’il écrit les dénuements extrêmes du déracinement, sans affect… de façon distante, et étrangement, pour ma part, cela prend une dimension universelle, d’autant plus cinglante et dérangeante…



Je me permets d’établir un bref rappel des circonstances de ce texte. En 1978, L’Institut National de l’Audiovisuel confia à Georges Perec et à Robert Bober, sur une idée de celui-ci, le soin de réaliser un film sur Ellis Island. Ceux-ci allèrent sur place, à New-York, une première fois procéder aux repérages, puis y retournèrent en 1979 effectuer le tournage de ce qui devait devenir « Récits d’Ellis Island, Histoires d’errance et d’espoir », film en deux parties : « L’ile des larmes » et « Mémoires », dont la première diffusion eut lieu sur TF les 25 et 26 novembre 1980.

La présente édition présente exclusivement le texte brut de Georges Perec, sans les interviews.



Georges Perec, parle d’Ellis Island, de tous les arrachements à sa terre ; mais aussi de ses propres racines, juives...

« Etre juif, pour lui (Robert Bober), c’est avoir reçu, pour le transmettre à son tour, tout un ensemble de coutumes, de manières de manger, de danser, de chanter, des mots, des goûts, des habitudes,

Et c’est surtout avoir le sentiment de partager ces geste et ces rites avec d’autres , au-delà des frontières et des nationalités, partager ces choses devenues racines, tout en sachant qu’elles sont en même temps fragiles et essentielles, menacées par le temps et par les hommes (…) (p.60)



Georges Perec, parle aussi des descendants de ces migrants, qui viennent à Ellis Island, chercher les éléments manquants de leur histoire , rassembler le « puzzle » des chemins courageux de leurs aïeux.



Ce texte est court mais d’une densité sans comparaison !



Il est un peu déplacé ou inutile de commenter, je préfère redonner la parole à l’auteur lui-même !



« Quelles sommes d’espoirs, d’attentes, de risques,

D’enthousiasmes, d’énergies étaient ici rassemblées

Ne pas dire seulement : seize millions d’émigrants

Sont passés en trente ans par Ellis Island



Mais tenter de se représenter

Ce que furent ces seize millions d’histoires individuelles,

Ces seize millions d’histoires identiques et différentes

De ces hommes, de ces femmes et de ces enfants chassés

De leur terre natale par la famine ou la misère,

L’oppression politique, raciale ou religieuse,

Et quittant tout, leur village, leur famille, leurs

Amis, mettant des mois et des années à rassembler

L’argent nécessaire au voyage (…)



Il ne s’agit pas de s’apitoyer mais de comprendre

quatre émigrants sur cinq n’ont passé sur Ellis

Island que quelques heures

Ce n’était, tout compte fait, qu’une formalité anodine,

Le temps de transformer l’émigrant en immigrant,

Celui qui était parti en celui qui était arrivé



Mais chacun de ceux qui défilaient

Devant les docteurs et les officiers d’état civil,

Ce qui était en jeu était vital :



Ils avaient renoncé à leur passé et à leur histoire,

Ils avaient tout abandonné pour tenter de venir vivre

Ici une vie qu’on ne leur avait pas donné le droit de

vivre dans leur pays natal

Et ils étaient désormais en face de l’inexorable » (p.52-53)



On ne ressort pas indemne d’un texte comme celui-ci, comme celui, fictionnel de Gaëlle Josse . Un hommage au courage extrême, à la détermination de

ces millions de migrants. De quoi effacer à jamais de son vocabulaire, le

terme d’ »étranger » !!!



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Quoi de neuf sur la guerre ?

Ce petit livre, simple et généreux à l'image de son auteur, est un morceau de musique klezmer. Ça vibre, s'emballe, rythme joyeux et un peu dissonant et soudain la phrase musicale s'allonge, devient un peu plaintive, vibrante comme une larme, plonge, s'adoucit, ralentit.... Puis le tempo s'accélère, la gaité revient, pour un peu on risquerait des vitsns. Robert Bober a sa manière s'y risque lui, avec tendresse et dérision. L'histoire d'un atelier après la guerre rue de Turenne, le patron Albert, la patronne Léa, leurs jeunes enfants Raphael et Betty. Les employés Maurice, Charles, Léon, Mme Andrée, Mme Paulette, et les autres. Juifs et non juifs. L'histoire de chacun vu par le petit bout de la lorgnette. Le quotidien dans l'atmosphère légèrement chauffée par les machines et les fers à repasser, la poussière de tissu, les peluches, les bouts de fils qui s'accrochent un peu partout ou en pelote par terre, la craie pour dessiner le patron d'un vêtement, un petit microcosme en somme. On n'y parle jamais de la guerre, elle est finie depuis un an ou deux. On lui tourne le dos, parce qu'il faut vivre et pour certains reconstruire. Raphael le fils du patron, écrit son journal, ses séjours à la CCE avec son copain Georges qui a déjà la manie des listes, des classements, des énumérations, passionné de cinéma. Robert Bober connait son sujet, il a été tailleur pendant 7 ans dans sa jeunesse. Il y a surement de lui dans le personnage de Joseph, plus doué pour l'écriture et le reste que pour coudre des boutonnières au bon endroit.

Quelques mots de Georges Perec pour finir :

"Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l'oubli s'infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés"
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Ellis Island

Ellis Island… un îlot minuscule où ont transité les rêves et les espoirs de millions d’émigrants en provenance d’Europe, de 1892 à 1954, porte d’entrée pour les uns, seuil de retour à l’envoyeur pour les autres. Un tampon sur un document, noir sur blanc, pareil au jugement dernier, manichéen. Je t’octroie une nouvelle vie, noir, je te renvoie à ta vie de misère, ta non-vie, blanc. La main du jugement est celle d’un employé anonyme, fonctionnaire obéissant, kafkaïen. Tu ne pourras qu’en vouloir à ton Dieu, ou à ton destin. A ma gauche, peut-être la fortune et la gloire. A ma droite, le retour au néant, le meurtre de l’espoir, noyé dans les eaux de l’Hudson.

Comme Georges Perec, cette porte d’entrée sur New York a hanté mes pensées, dès mon adolescence. Elle fait partie de l’histoire de ma famille, la branche italienne dont ma mère est issue. Ni celle-ci, ni mon père ou mon frère, n’ont jamais à ma connaissance manifesté de curiosité pour Ellis Island. Pour moi, l’intérêt pour cette histoire et ce lieu n’ont fait que croître dès l’âge de 15 ans, l’année de mon entrée dans un internat d’un lycée à Aix-en-Provence. J’imagine que me sentir en prison avait exacerbé le besoin de trouver mes propres îlots de liberté, réels ou imaginaires. « Ellis Island » de Georges Perec, ce sont des « récits d’errance et d’espoir ». Cette union d’«Errance et espoir » pourrait sous-titrer mes années d’adolescence, et je vois dans ce raccourci un peu facile une explication possible à cette promesse que je me fis d’aller un jour à New York, rencontrer ce qui restait de ma famille, et surtout éprouver physiquement ces lieux de ma mythologie personnelle.

Voici donc l’histoire : mon arrière-grand-mère et sa sœur ont quitté la région de Venise dans les années 1910 pour Marseille, mon arrière-grand-mère avec ses quatre fils nés pour le premier (mon grand-père) en 1911 et le dernier en 1914 (son mari, resté en Italie, n’éprouvera jamais le besoin de les suivre), et sa sœur avec son mari et ses deux enfants. Ils ne possédaient rien. Le beau-frère de mon arrière-grand-mère, Giovanni, eut envie, quitte à ne rien posséder, de tenter sa chance à New York. Pour quelle raison ? Je l’ignore à ce jour. Il partit donc, dans les années 20, laissant en France ses enfants encore petits et sa femme. Très vite, installé à Brooklyn, il devint cuisinier, se trouva un petit appartement. Au fil des mois, il écrivait régulièrement à sa famille, racontant sa vie en détail, tout ce qu’il achetait, ses acquisitions à crédit. De rien, il eut un peu, et d’un peu, encore un peu plus. Il joignait des photos à ses lettres enthousiastes. Il était heureux. Son fils aîné, Léon, regardant inlassablement les photos dans son lit marseillais, se mit à rêver d’Amérique, et pendant des années tanna sa mère pour qu’à leur tour ils fassent le voyage. Celle-ci refusait, voulant demeurer auprès de sa sœur. Quand Léon eut 17 ans, en 1938, il était devenu le chef de famille. Il ordonna à sa mère et sa sœur de le suivre en terre promise. Le père envoya l’argent, et tous trois prirent le bateau. Les femmes, y compris mon arrière-grand-mère, pleurèrent énormément. Arrivés à Ellis Island, Léon et sa sœur obtinrent leur visa d’entrée sur le territoire américain du Bureau Fédéral d’Immigration. On découvrit à leur mère un foyer infectieux pulmonaire : elle fut refoulée. Les enfants retrouvèrent leur père, et firent leur vie d’italo-américains dignes des films de Coppola. La mère rentra à Marseille, auprès de sa sœur. Elle ne revit jamais son mari et ses enfants. Son fils considéra toute sa vie l’exil américain comme une bénédiction. Sa fille vécut la sienne dans le ressentiment envers son père et son frère et la nostalgie de son enfance italienne et française. Il y aurait là matière à roman.



Dans « Ellis Island », Georges Perec liste, collecte, catalogue, recueille, comme il l’a fait dans toute son œuvre. Démarche rationnelle, précise, sans affect apparent. Il questionne les témoins avant que ceux-ci ne disparaissent. Il interroge l’exil, le déplacement, le déménagement des âmes et des corps. Il décrit les espaces confinés, les files d’attente, détaille les bagages, les vêtements, les objets.

Ce point dans l’eau est le point de départ de l’infini des cercles concentriques d’une mémoire démultipliée. Ces histoires ne sont pas sienne, ni celle des siens, mais, au fond, Perec explore le rêve d’un ailleurs possible, d’une nouvelle existence, l’éventualité d’un pied de nez au destin d’une identité rendue fantomatique qui reprendrait corps dans les bras accueillants de la statue de la liberté. Les listes égrenées avec une minutie maniaque rappellent les listes des déportés : ceux qui sont de retours, ceux qui ont disparu, comme pour Ellis Island ceux qui auront la chance d’un présent vierge où planter les jeunes pousses de futures racines et ceux qui seront condamnés à leur condition d’errance. Bien sûr, on peut trouver dans « Ellis Island » tous les thèmes de la judéité, de l’exil intérieur à la promesse messianique, du questionnement identitaire comme de la condition de l’être « élu ». Mais, par sa volonté de ne céder à aucun sentimentalisme, son absence de commentaire personnel, Perec, comme dans « Je suis né » ou « W ou le souvenir d’enfance » rend davantage encore l’histoire universelle. Le lecteur attentif ou déjà familier de l’auteur comprendra que celui-ci habille les silences de sa prose avec les oripeaux de sa mémoire amputée. Georges Perec ne parle pas de lui mais il est partout, dans chaque lettre, chaque espace, chaque signe de ponctuation. Il est ce qu’il tait. J’imagine Lady Liberty, ancrée dans l’Hudson, se penchant maternellement pour révéler par la flamme de sa torche les mots secrets de l’enfant Georges écrits à l’encre sympathique.

Je ne connaissais pas Perec lors de mon voyage à New York en 1986. C’est un avion qui me fit traverser l’océan atlantique. J’ai rencontré la sœur de Léon en Floride, où elle avait suivi son mari ancien GI, installée dans la plus vieille ville des Etats-Unis : quelle ironie pour celle qui a toujours détesté ce pays ! Puis je remontai à New York, et rencontrai le désormais vieux et fatigué Léon. Il n’était jamais revenu en France, et fut le premier de ma famille à reconnaître dans mes traits une parenté indiscutable. Il vit l’Italienne en moi, et cela le fit pleurer. Pendant plus d’un mois il me fit visiter sa ville, les lieux de sa mémoire. Malgré notre grande différence d’âge, j’ai trouvé en lui une intuition de ce que j’étais incroyablement perspicace et affectueuse. Nous discutions, passant de l’anglais au français, sans oublier l’italien. Abandonné des siens, il s’est reconnu en moi. Un matin, nous nous rendîmes sur Liberty Island, alors en travaux. Il me raconta Ellis Island, ses rêves d’enfant puis de jeune homme, son égoïsme monstrueux envers sa mère et sa sœur. Il me parla de sa légende américaine, sa propre gloire puis sa chute. Le jour de mon départ, en larmes, il me fit promettre de ne jamais renoncer à mes rêves. « Quel qu’en soit le prix, ça vaut le coup (ou le coût ?) ». Je le revois me faisant un signe d’adieu alors que je m’engouffrais dans le taxi jaune qui allait me conduire à JFK. Je ne l’ai plus jamais revu, happée à mon tour par ma vie, mes rêves, mon égoïsme.

Aujourd’hui, pensant à lui, victime collatérale du 11 septembre 2001, j’imagine l’adolescent brun exalté débarquant à Ellis Island et tenant le nouveau monde dans sa main vigoureuse.

N’ayant pas de photo, c’est dans le livre de Georges Perec que je vois les traces du visage et de la silhouette trapue de Léon. Sa sœur et sa mère s’y trouvent aussi, ainsi que Giovanni, et donc un morceau de moi.

Ma bibliothèque entière est promise à un frère de cœur. Cet ami, comme moi, entretient avec New York une relation intime et un peu secrète. Je sais qu’il aurait pu être un émigrant échoué sur Ellis Island. Je sais qu’une partie de lui est là-bas. Je sais qu’il aime à trouver ses mots pour raconter cette ville qu’il aime.

Ce n’est pas un bateau, mais le train de la poste qui a amené mon exemplaire de « Ellis Island » de Georges Perec sur le lieu catalan où il possède actuellement ses ancrages. C’était une date importante, j’ai écrit quelques mots sur la première page, moi qui ne le fais que rarement.

Par ces mots, j’ai semé quelques traces, tendu le fil invisible de Léon à mon frère, de mon frère à Georges Perec. Quand je n’aurai plus de mémoire demeureront mes rêves comme autant de voyages à faire ou de mots à écrire. L’écriture sera enfin devenue une terre d’asile pour les récits d’errance et d’espoir.


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Quoi de neuf sur la guerre ?

Ecriture simple mais profonde.

J'ai rencontré Robert Bober récemment et cela restera une rencontre magique . Ses mots, ses attitudes , sa vision sur le monde m'ont fait réfléchir sur le partage des souvenirs .

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On ne peut plus dormir tranquille quand on ..

De bonnes intentions mais une écriture on ne peut plus plate.
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Berg et Beck

Ce livre m'a enchanté, on a une impression de réalité comme dans "Quoi de neuf sur la guerre?" du même auteur.

Le narrateur évoque son quotidien au sein d'une maison d'enfants après guerre. Les enfants sont gardés dans ces maisons parce qu'ils n'ont plus de parents, morts en déportation.

Le quotidien n'est pas tout rose, certains sont violents, il y a dans ces pages de la peine, de la pudeur, de la retenue, des souvenirs...

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On ne peut plus dormir tranquille quand on ..

"On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux" titre tiré de «plupart de temps» de Pierre Reverdy.



Tout commence le mardi 2 Mai 1961, au café Victor de l’impasse Compans à Belleville. Truffaut tourne une scène de Jules et Jim où le personnage principal, Bernard, a décroché un petit rôle grâce à Robert ... Bober qui passera en invité de temps en temps comme une silhouette à la Hitchcock ou comme la coccinelle de Gotlib, au choix.

Quand le film sort sur les écrans, Bernard demande à sa mère de l’accompagner. Fier de lui montrer son apparition sur le grand écran. Ils vont en ressortir bouleversés : Bernard parce que ses scènes ont été coupées au montage, sa mère parce le film est un écho de sa propre vie. Sur le chemin du retour à la maison, et pour la première fois, Bernard va apprendre ce qui «précédait sa naissance».

Va se mettre en place une mosaïque de petites histoires, qui mises en résonances, conduiront le personnage jusqu’au bout de sa quête d’identité.

Voilà pour l’histoire principale.

Mais c’est loin d’être tout !

Le livre de Robert nous entraîne dans une longue flânerie à la Modiano dans le Paris des années 60. Paris qui devient à lui seul un personnage. Nous allons de rue en rue, de café en café et accoudés au zinc nous écoutons, attentifs, les personnages parler des films de Max Ophuls, de la ronde de Schnilzer, de Harpo des Marx Brothers, de Casque d’or, des 400 coups. Nous tapons du pied au son du jazz manouche, et parfois même il nous arrive de pousser la chansonnette. Entre deux verres, nous courrons assister au cours sur le temps de Jankélévitch «c’est toujours le bon, le temps qui est passé». Et nous hâtons le pas, pour ne pas manquer notre rendez-vous avec Robert Giraud auteur «du vin des rues» et ami de Doisneau.

"ll n’y a pas de meilleur endroit pour un solitaire que le bistrot m’a dit Giraud, commandant deux rouges d’autorité. A cause des oreilles qui entendent toujours quelque chose dans quoi on peut intervenir et reprendre contact. Mais après, il faut y revenir. Parce que, boire un coup, c'est mieux de le faire dans un endroit où on connaît votre nom. On y est plus à l'aise. Mais il y a aussi ceux qu'on retrouve jamais. Ils sont là, un temps, à la même place, et puis un jour plus rien. Emportés on ne sait où. Effacés. On se souvient juste du nom qu'on leur donnait."



Sous le charme et l’émotion.

Pour les amoureux de cinéma, de Paris, de belles histoires, c’est à dire à peu près tout le monde, il serait dommage de passer à côté de ce très beau livre, car le peu que je viens d’en dire, est encore loin d’être tout.

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On ne peut plus dormir tranquille quand on ..

Puzzle ou fin tissage, cette œuvre poétique multiplie les voix et les temps, dans un Paris qui ressemble aux photos de Doisneau.
Lien : http://www.telerama.fr/criti..
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On ne peut plus dormir tranquille quand on ..

J'ai lu ce livre jusqu'au bout, mais je ne peux pas dire qu'il m'ait laissé une impression formidable. Il était agréable, nostalgique, mais sans plus.

Pour les amoureux d'un Paris bien oublié ?
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On ne peut plus dormir tranquille quand on ..

Livre –mémoire.



Mémoire de Paris ou plutôt d’un certain quartier juif autour de la République, délimité par la Rue Oberkampf, le Boulevard Saint Martin, Belleville, et Le père Lachaise. Quartier que je connaissais bien, où habitaient Noémie, Aviva, Tal, mes copines et copains du Mouvement, où leurs mère parlaient avec l’accent Yiddish qui berce la lecture de ces pages… Habituellement, je m’évade par la lecture, curieuse d’apprendre sur le monde et je laisse peu de place au retour sur les lieux de mon adolescence.



Il faut bien dire que la promenade nostalgique est douce lorsqu’en plus elle se double des réminiscences cinéphiles
Lien : http://miriampanigel.blog.le..
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On ne peut plus dormir tranquille quand on ..

Ce quatrième roman de R. Bober plonge le lecteur dans le Paris des années 1960. A travers l'histoire de Bernard Appelbaum, Bober peint par touches tel un impressionniste le portrait d'un Paris atypique et révolu. Mais loin de grandes descriptions, la narration prend toute la place dans ce récit. Comme un fil rouge, l'histoire de "Jules et Jim', ce pur amour à trois comme le décrivait Truffaut, sera le moteur de la recherche du passé pour Bernard.

Les personnages prennent dans ce roman tout l'espace. Attachants pour les uns, curieux pour les autres, grotesques ou tragiques, mais toujours vrais, tout y est terriblement vivant.

Sous le signe de la nostalgie,du romantisme parisien d'autrefois, à la fois romanesque et empreint de l'Histoire dans tout son drame, ce roman à la fois émouvant et drôle est un passage obligatoire pour ceux qui sourient devant les photos de Robert Doisneau ou de Willy Ronis, qui lisent avec plaisir Robert Giraud (ce qui commence à faire beaucoup de Robert!) ou qui ne se lassent pas du jazz de Django Reinhardt. L'une des plus belles lectures de la rentrée littéraire 2010.
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On ne peut plus dormir tranquille quand on ..

Une révélation...
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