Citations de Sandrine Berthet (24)
Apprendre aux gamins à penser par eux-mêmes, à se vouloir libres et à vouloir que les autres le soient aussi, ça a été ça notre horizon.
Après la promulgation de la séparation de l'Eglise et de l'Etat début avril, les oiseaux noirs et les religieuses remplacés par des enseignants laïcs, arrondissement par arrondissement, l'école qui devient gratuite, laïque, obligatoire, et pour tous - les filles ne sont pas en reste. Le tiers des gosses de Paris qui vont pour la première fois mettre leurs fesses sur un banc d'école. Les premières écoles professionnelles qui ouvrent, même une d'art industriel pour les jeunes filles - fini la couture à laquelle les religieuses les cantonnaient ! J'ai vécu une ivresse qu'aucune absinthe ne me procurera jamais. Je n'ai pas dessaoulé durant ces dix semaines.
La Commune, elle les vengeait de la misère. Celle de leurs parents, celle de leur enfance, celle qu'ils ne pouvaient éviter à leurs gosses. Et de l'injustice, des patrons qui les volent comme ils ont volé leurs pères et leurs mères avant. Si on ne fait rien, les riches domineront toujours ! Ce gouvernement, c'était le leur, de quoi en finir avec le vieux monde, en construire un tout neuf. La mort, la peur de se faire descendre, l'idée qu'ils pourraient être vaincus...ça ne faisait pas le poids.
C'est là qu'était ma place. Aucune hésitation. Mon rêve de République, mon idéal absolu, ma religion.
La fièvre a duré soixante-douze jours.
On imaginait quoi ? Que le reste du pays, monarchiste et rétrograde, ne réagirait pas à la proclamation d'une République indépendante de Paris, à l'établissement d'un gouvernement du peuple, à un programme d'égalité et de justice sociale ? Le projet de la Commune était si captivant qu'on n'a pas eu un seul instant pour penser à l'échec.
Les matelots en ont massacré plus de trois cents en deux semaines.
Il a fallu moins de temps au gouvernement pour régler leur compte à plus de vingt-cinq mille communards, femmes, enfants, vieillards et autres innocents compris. Vingt-cinq mille exécutions sommaires - ou trente mille, ou plus, on ne sait pas et à coup sûr, on ne saura jamais.
La peau est devenue sèche et épaisse, presque écailleuse et pigmentée de petits points violets. Puis les points sont apparus plus nombreux jusqu'à se rejoindre et former des tâches de vin, qui se sont étalées jour après jour sur les membres. Les gencives se sont faites rouges et boursouflées, puis violacée, saignantes. On a compris : le scorbut commençait ses ravages.
Pour lui, le carnage de la Semaine sanglante, quoi de plus normal ? Nous avons voulu les mettre en application, nos idées de démocratie directe, d'égalité, de justice, et elles ont fait pisser dans leur froc tous ceux qui ont un nom, un avoir, une position. Ils ont vu quoi, pendant les deux mois qu'a duré notre Commune ? Des manants qui commencent réellement à mettre une dérouillée à l'ordre des choses. Des gibiers de famine, des incultes, des athées qui s'octroient les responsabilités de la cité. Songe un peu à l'effet ! Nous leur avons fichu la peur de leur vie.
Je lui ai raconté le monde nouveau, la justice sociale, tout ce qu'on attendait depuis la Révolution. Crever le vieux monde, crever l'Eglise et les militaires, et les privilèges, mettre hors la loi l'exploitation des pauvres, sortir les gosses des ateliers pour les installer sur les bancs d'une école qui en fasse des citoyens, instaurer le suffrage universel et donner le gouvernement au peuple, bâtir une République libre, une société égalitaire et solidaire, pour de bon !
Quelques jours après la proclamation de la République, les Prussiens qui assistent Paris, le gouvernement qui s'enfuit et les Parisiens qui restent, forcés d'endurer la faim et le froid glacial pendant ces quatre mois de siège, le peuple qui n'a pas le sou mais qui se cotise pour couler des canons et résister. Et l'impossibilité après tous ces sacrifices d'accepter la traîtrise du gouvernement qui se précipite devant Bismarck pour accepter l'amnistie des vaincus et des lâches, l'humiliation.
Et puis février 1871, l'élection d'une Assemblée nationale, la glaise qui s'assèche d'un coup, terminée la sculpture, elle est à peine commencée et déjà elle se craquelle, elle se désagrège, de la poussière, de la saleté entre les doigts. Quatre cents députés monarchistes, quatre cents ! Pour seulement deux cents républicains. A Paris et dans les grandes villes, tous les votes pour affermir la République sont assommés par la massue monarchiste, étranglés par ces ruraux qui continuent de vouloir un maître, qui sont terrifiés à l'idée de ne plus être les esclaves d'un souverain. La République à peine née qui allait se faire éventrer.
Je voudrais pouvoir me baigner dans cette eau féerique, fouler ce sable d'une blancheur inouïe, me laisser engloutir par cette végétation prodigieuse, cela devient une obsession.
La multitude qui crie, qui est furieuse et soudain heureuse quand Gambetta déclare la déchéance de l'Empereur, et la vie qui se gonfle comme sous l'effet d'une bourrasque, et éclate en entendant la proclamation de la République. 4 septembre 1870, Troisième République française, 4 septembre 1870 et j'ai vingt ans.
Et je lui raconte la défaite de Bonaparte à Sedan, l'humiliation couronnée par sa capture par les Prussiens et, une fois la nouvelle parvenue à Paris, la foule qui afflue vers le centre de la capitale, qui descend des quartiers populaires de l'est de la ville, les ruisseaux humains qui débordent de partout et se rejoignent pour inonder la place de l'hôtel de ville.
Durant le siège de Paris par les Prussiens, les steaks de Castor et Pollux, les éléphants vedettes du Jardin d'Acclimatation, se sont parait-il négociés à prix d'or dans les beaux quartiers de l'Ouest. Les revenus plus modestes de mon père nous ont cantonnés à un gibier plus modeste de chats et de rats.
Si nous pouvons espérer survivre à ce voyage, le châtiment, lui, n'attend pas l'arrivée en Nouvelle-Calédonie. Toutes ces privations - de nourriture, de lumière, de mouvement -, c'est un truc vieux comme les guerres et l'arbitraire, pour maîtriser puis casser ceux qu'on cherche à soumettre. On espère qu'une fois brisés, nous serons mieux à même d'effectuer un retour sur nous-mêmes, de reconnaître notre culpabilité, de trouver le chemin pour nous corriger. Amen.
Il s'est même formé un groupe, celui des ouvriers d'art du faubourg Saint-Antoine. Beaucoup se connaissaient avant. Il y a un nombre impressionnant de spécialités dans ce milieu. Jamais je n'avais entendu parler de staffeurs ornemanistes, de rentrayeurs en tapisserie, de bombeurs de verre, d'écaillistes ou de dominotiers...
Ils n'allaient tout de même pas laisser passer l'occasion de purger Paris, ce repaire de socialistes, de républicains et de communistes. Le nettoyage de 1848 commençait à remonter à trop loin, toute cette faune pullulait depuis des années comme des insectes autour d'une mare boueuse. Et ils entendaient curer la vase bien en profondeur, histoire de ne pas y revenir avant longtemps.
Ce type a fait le coup de feu parmi les troupes de Garibaldi, a joué les meneurs de grève, a fait partie des huiles durant la Commune, et à présent il se donne des airs de barque à fond plat qui jamais n'irait s'aventurer au-delà de son étang.