Ce dimanche 14 mai 2023, les électeurs turcs sont appelés aux urnes. Après plus de 20 ans passé au pouvoir, Recep Tayyip Erdoan, fragilisé, va-t-il enfin passer la main ? C'est en tout cas ce que souhaite une grande partie du monde de la culture et du monde intellectuel.
Guillaume Erner reçoit :
Ahmet Insel, professeur retraité de l'université de Galatasaray à Istanbul et éditeur
Sedef Ecer, romancière franco-turque, autrice de Trésor national (Lattès, mai 2023)
Emin Alper, cinéaste
#Turquie #erdoan #politique
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Je te vois au bord de la Corne d’Or, dans les rues bondées, dans les souks, les parcs, sur les collines et les plages qui n’existent plus. Parfois tu es ma mère mais le plus souvent tu es une autre. Une sublime blonde en Vespa, une musicienne de rue, une étudiante à lunettes, une prostituée, une femme du monde, une chanteuse en robe fourreau, une danseuse de chachacha devant un orchestre cubain, une paysanne voilée fraîchement débarquée en ville, une entremetteuse lasse d’un cabaret minable, une mendiante ou une jeune ingénue. Tu es toutes ces femmes et tu marches devant des caméras –des Arriflex de mon enfance, la modernité absolue –qui te suivent dans des rues aujourd’hui détruites pour la plupart qui ont laissé place à des avenues sans âme et à des shopping malls hideux avec mosquées intégrées pour abrutir les gens en les poussant à acheter et à prier en permanence.
Je compose ton numéro. Le répondeur me dit « Laissez un message et je vous rappelle si je veux. Vive la République laïque ! »
( Nous sommes en Turquie, de nos jours)
Depuis, le pont du Bosphore, symbole de tout ce qui lie l’Europe et l’Asie, de tout ce qui soude l’Occident et l’Orient, a été rebaptisé le pont des Martyres. Il célébrait la vie ; ils l’ont rempli de cadavres jusque dans son nom. Il nous racontait la rencontre, l’harmonie, le métissage, désormais il sépare, il divise.
Je m’en suis sorti comme d’habitude. J’ai parlé du ciel pour ne pas parler de la terre. Et puis…
2. « Oui, papa t'a follement aimée, personne ne peut se remettre d'être aimé comme ça et tu ne t'en es jamais remise.
Et puis il y a eu l'autre. Le puissant. Le dominant. Le flic. Le mâle. Le conquérant. Le Méphistophélès en uniforme. L'exact contraire de papa.
Ton mari était un être profond, discret, bienveillant, jamais vraiment sûr de lui alors que ton amant portait en permanence cette virile certitude, cette autorité mâle, cette intransigeance animale. » (p. 234)
Après je me suis consolée en disant que j’irais un jour à San Francisco, dans cette ville que je ne connaissais pas, je traverserais le Golden Gate pour tromper mes sensations, pour faire croire à mon corps que c’était celui de ma terre natale. Si un jour l’exil devenait vraiment insupportable, je serais capable sur ce pont américain d’imaginer une traversée istanbuliote, comme les amputés qui perçoivent encore des sensations émanant de la partie disparue de leur corps.
J’ai six ans, tu en as trente-sept. Une voiture officielle vient de vous raccompagner à la maison après une cérémonie au Théâtre de la Ville d’Istanbul. Je vous entends parler à Melek, notre concierge qui me garde le soir et rire aux éclats avec elle dans l’entrée.
Tu entres dans ma chambre, suivie par Ishak. Avec ta longue robe fuchsia aux motifs psychédéliques, tes faux cils peints en bleu et ton rouge à lèvres orange, tu es soleil. Vous êtes beaux, jeunes, éméchés. Tu me dis Le ministre m’a élevée au rang de Trésor National. Je ne comprends pas, tu répètes. Tu te rends compte il a dit je vous élève au rang de Trésor National, tu répètes encore Trésor National et vous riez. Je ne sais pas ce que ça veut dire. Tu me montres une statuette sur laquelle ton nom est inscrit en lettres dorées. Je demande le nom de la fleur qui l’orne. Papa me répond que c’est un lotus et que son fruit est magique. Vous riez encore. Puis tu t’assois et tu me racontes cette histoire – je vais l’apprendre plus tard – extraite de l’Odyssée: Après une tempête, un bateau échoue sur une île ou les habitants se nourrissent du lotus, fruit de l’oubli. Le capitaine envoie trois de ses hommes explorer le village mais ne les voyant pas revenir, il part à leur recherche. Lorsqu’il les retrouve, ses compagnons ne le reconnaissent plus: les naufragés avaient goûté au fruit et dès cet instant, comme les habitants de cette île, ils avaient oublié d’où ils venaient. Ils voulaient juste rester là et se rassasier éternellement de ce lotus. Le capitaine y goûte et à son tour désapprend qui il est.
La reconnaissance, le pardon et le deuil, les étapes indispensables du travail de la réconciliation doivent, me semble-t-il, toujours se faire sur les terres où les atrocités ont eu lieu
Je ne sais rien de la plupart de ces rôles, pour certains parce que tu les as interprétés avant ma naissance et pour d'autres parce que j'étais trop petite pour m'en souvenir. Pour la petit fille que j'étais, ils représentaient d'abord un changement de voix, de coiffure, de façon de parler, marcher. Petit à petit, ton corps ne t'appartenait plus, j'avais l'impression que même ton odeur se transformait, qu'une étrangère dévorait ma mère.
Tu me réponds "ça va. Je prépare mon prochain spectacle. " tu ne me parles pas de la situation politique, de ce que tu ressens, de ton état de santé. J'avais oublié cette cécité qui te caractérisait, oublié à quel point tu étais monomaniaque et habitée par tes projets. Oublié que tu avais traversé les périodes les plus sombres de l'histoire de ton pays sans même t'en apercevoir, que tu t'étais mise en danger pour des victimes sans te rendre compte que tu fréquentais leurs bourreaux. Je revois à nouveau ta capacité à ignorer la vraie vie et la remplacer par le rêve.