https://www.editions-harmattan.fr/livre-le_conflit_de_l_art_contemporain_art_tactile_art_semiotique_andre_seleanu-9782343228396-70484.html
Cet ouvrage offre une vision inédite de l'art contemporain. Il propose des outils conceptuels et des critères qui aident à sa compréhension. L'auteur démontre en quoi l'art favorisé par les institutions muséales et les galeries branchées est différent de l'art moderne. Leur écart est important. Car l'art contemporain est un art du signe et du code, l'aspect tactile ou sensoriel étant absolument secondaire. Dans le paysage de l'art d'aujourd'hui que reste-t-il de la transcendance, de l'intuition, de la beauté, du mystère, des qualités traditionnelles de l'art ? L'essai est articulé par un mouvement de va-et-vient entre l'art actuel et la philosophie post-moderne. Ainsi l'auteur déchiffre un univers conceptuel qui peut paraître mystérieux. Sophie Calle, Maurizio Cattelan, Gerhard Richter et Basquiat sont présents en compagnie de philosophes, tels que Derrida et Deleuze. L'art contemporain est également considéré dans une perspective globale où entrent en ligne de compte les philosophies esthétiques de l'Orient.
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La visite médicale
J'ai passé une visite médicale. Il m'a fallu remplir un questionnaire de six pages, près de trois cent questions. A toutes, sauf une, j'ai répondu NON. Avais-je déjà contracté la rubéole, la variole, la varicelle, le choléra, le tétanos, la tuberculose, la fièvre jaune, la scarlatine, ou le typhus... Etais-je sujette aux vertiges, avais-je du cholestérol, du diabète, de la tension, des maux de tête, de cœur, de ventre, des enfants, des allergies, des calculs, des palpitations, des bouffées de chaleur, des problèmes cardiaques, dentaires, auditifs, des crises de tétanie, d'épilepsie, des douleurs lombaires, des étourdissements, des évanouissements, des éblouissements, des embarras gastriques, des désordres intestinaux, des troubles visuels? Et soudain, comme si de rien n'était, perdue dans le flot, cette interrogation : "Êtes-vous triste?"
J'ai passé un été entier, assis sur une chaise, chez moi, à Paris, en 1972. Une douleur sans motif apparent. Trois mois sur cette chaise, à ne rien faire. Raide, immobile, les yeux ouverts, les mains sur les genoux, je demeurais dix heures par jour dans cette position. Je n'ai aucun souvenir des nuits. La seule visite dont je me souviens est celle de la lumière qui pénétrait dans la pièce - délabrée, d'environ quarante mètres carrés - vers midi trente et la quittait vers dix-neuf heures. Le téléphone était coupé. Il n'y avait pas de musique. La chaise était inconfortable. Pourquoi cette chaise ? Parce qu'elle impliquait une certaine tenue du corps. Sur un lit, je serais mort.
C'était il y a vingt-cinq ans, en 1962, un après-midi de septembre. Dans une maison de vacances sur le bassin d'Arcachon. Je portais une chemisette en nylon blanc, des boxer-shorts bleu marine. J'avais triché au Nain Jaune, et c'était écrit, à la main, sur un morceau de carton que ma mère m'avait accroché dans le dos.
1978. Derniers jours de l'année. J'étais de retour en France à Paris et je me promenais sur les quais de la Seine. A la hauteur de l'ancienne gare d'Orsay, j'ai remarqué une toute petite porte en bois. Instinctivement, par habitude aussi, je l'ai poussée. Elle a cédé. Un escalier monumental, cinq étages, une salle de bal, des cuisines, de longs corridors desservant plus de deux cent cinquante chambres. Le Grand Hôtel Palais d'Orsay, désaffecté depuis cinq ans. Au mois de février 1979, je suis partie suivre les pas d'un inconnu à Venise. Puis, du 1er au 9 avril, j'ai invité des inconnus à dormir dans mon lit. C'est seulement le 24 avril que j'ai noté dans mon agenda : Hôtel Orsay renouer.
J'ai reçu une lettre de Californie :
"4 juin 1999. Chère Mme Calle, je suis un Américain de vingt-sept ans. J'ai vécu une longue idylle qui s'est récemment dénouée. J'aimerais passer le reliquat de cette période de deuil, d'affliction, dans votre lit..."
Accepter se révélait délicat

La souffrance a duré cinq heures et quinze minutes. C'est tout. J'avais vingt-trois ans. J'étais enceinte de mon premier enfant. La scène s'est déroulée à la clinique Saint-Roch, à Montpellier. Le 6 août 1966. Entre douze heures et dix-sept heures quinze. La sage-femme a posé son stéthoscope sur mon ventre et m'a dit qu'elle n'entendait pas les battements de son cœur. Elle était formelle : "Il est mort-né, nous allons provoquer les contractions." Cinq heures et quinze minutes à me tordre de douleur, à ne penser qu'à ce bébé qui allait sortir tout raide. Je me disais : "S'il ne vit pas, je me tue." La chambre était jaune. Il faisait très beau, très chaud. Je portais une chemise de nuit de ma grand-mère. Je ne pensais qu'à nos deux morts. L'accoucheuse était une grosse femme avec des cheveux blancs, un visage rouge, des pommettes hautes, un petit nez en trompette, la cinquantaine. A dix-sept heures quinze, heure de la délivrance, il a poussé un cri. J'ai foudroyé d'un regard assassin le stéthoscope. J'ai pleuré de joie. Elle a dit : "Calmez-vous."
Dans le cimetière de Bolinas, en Californie, où j'ai pris mes premières photographies, la mort est une affaire de famille. Moi qui ne suis ni épouse, ni mère, et sœur seulement à demi, je n'y échapperai pas : je mourrai à tout jamais daughter.
(p.75, texte de Sophie Calle)
J'ai reçu un mail de rupture. Je n'ai pas su répondre.
C'était comme s'il ne m'était pas destiné.
Il se terminait par les mots : Prenez soin de vous.
J'ai pris cette recommandation au pied de la lettre.
J'ai demandé à 107 femmes - dont une à plumes
et deux en bois -, choisies pour leur métier, leur talent,
d'interpréter la lettre sous un angle professionnel.
L'analyse, la commenter, la jouer, la danser, la chanter.
La disséquer. L'épuiser. Comprendre pour moi.
Parler à ma place.
Une façon de prendre le temps de rompre.
A mon rythme.
Prendre soin de moi.

Il y a 31 jours, l'homme que j'aime m'a quittée.
Le 25 janvier 1985, à deux heures du matin, dans la chambre 261 de l'hôtel Impérial, à New Delhi. C'est de ma faute, je suis partie trois mois au Japon, alors qu'il m'avait prévenue qu'il ne patienterait pas aussi longtemps. Je n'ai pas voulu le croire. J'ai été punie, ce voyage fut un cauchemar, je comptais les jours qui me séparaient de nos retrouvailles. Car il fallait qu'il m'attende. J'ai presque gagné. Il m'a fixé un rendez-vous en Inde au terme de mon périple. C'est lui qui a décidé de la date et du lieu, lui qui m'a entraînée là-bas. Nous nous étions parlé la veille, tout était réglé, nous arrivions de conserve à l'aéroport de New Delhi. A l'embarquement, on m'a transmis un message. Il était question d'une subite hospitalisation, je devais appeler mon père. Plus tard, j'ai appris qu'il s'était bien rendu à l'hôpital, mais pour un panaris. Moi qui imaginais qu'il avait eu un accident sur le chemin d'Orly, qu'il était gravement blessé. Il avait simplement rencontré une autre femme. C'est bien fait pour moi. J'ai voulu cette histoire d'amour, il s'est laissé faire. J'aurais pu éviter cette souffrance. Comme mon amie D., qui ne s'intéresse qu'aux hommes déjà épris d'elle. La prochaine fois, j'en prendrai un qui m'aime.

Mars 1984. Paris 14e. Je venais de perdre ma compagne, mon travail, et Skip, ma chienne. Avant, j'avais un chien malade, un travail malade, un amour malade. Maintenant, ils avaient disparu tous les trois. La mort de Skip, le 30 janvier, un samedi matin, à midi. Le départ de ma femme, un samedi également, début mars. Entre les deux, le licenciement. Ma détresse, longtemps pressentie, sursitaire, aggravée par ces trois coups de butoir successifs, était intolérable. Un soir, un mardi, j'ai complètement dévissé. Une explosion de folie. Ensuite, je en me souviens plus. Trois jours plus tard, le vendredi, j'ai vu la concierge entrer chez moi, avec deux agents de police. J'étais nu, agrippé à mon polochon et j'ai demandé : "Messieurs, avez-vous un mandat ?" Mais la souffrance à son zénith, c'est le lundi, alors que j'étais encore normal, dans cet appartement où je vivais cloîtré et que je ne voyais plus, assis à mon bureau, à noircir des papiers d'idées fumeuses, une lampe éclairant mes mains qui tremblaient. Pas de musique, elle m'écorchait les oreilles. Les bruits de la nuit, celui du métro qui passait régulièrement. Et toujours : le travail, la femme, la chienne...