On va pas s'en sortir. Je le sais. C'est fini. J'ai vingt-cinq ans, bordel ! Je ne suis pas prête. Je n'ai rien fait. Je n'ai pas eu d'enfant. Je n'ai sauvé la vie de personne... (Je jette un coup d'oeil à l'article "Les 30 choses à fair avant d'avoir 30 ans".) Je n'ai pas escaladé de montagne, je ne me suis pas fait tatouer, je ne sais même pas si j'ai un point G...
Nous atteignons l'autel où Tarquin attends avec son garçon d'honneur. Il est aussi grand et maigre que d'habitude, et son visage me fait toujours autant penser à celui d'une hermine, mais je dois reconnaître qu'il a tout de même fière allure avec son kilt et sa bourse à la ceinture. Et maintenant qu'il contemple Suze, éperdu d'amour et d'admiration, mon nez recommence à me picoter. Tarquin se tourne un peu, croise mon regard et me sourit nerveusement - je lui réponds d'une petit sourire embarrassé.
Face au fatras étalé sur mon lit, je recule de quelques pas et ferme les yeux, espérant vaguement que sij'en formule le voeu avec assez de conviction, mes vêtements iront d'un coup de baguette magique se ranger tout seuls en piles impeccables. On voit ce genre de photos dans les magazines, pour illustrer ces articles sur l'art de faire ses bagages - ces mêmes articles qui vous expliquent comment partir en vacances avec un sarong à cent balles que vous pourrez astucieusement transformer en six tenues différentes. (L' arnaque totale, si vous voulez mon avis ; certes, le sarong ne coûte pas plus de dix livres, mais les tonnes de vêtements qu'il faut ajouter valent des mille et des cents - le petit détail qui est censé échapper au lecteur).
A cet instant précis, du courrier glisse sous la porte. Je me baisse afin de le ramasser. Pour Suze, il y a une lettre manuscrite et une carte postale des Maldives. Pour moi, deux enveloppes à la fenêtre inquiétantes, l'une émanant de Visa, l'autre de la banque Endwich.
Mon coeur cesse de battre. Pourquoi m'écrivent-ils encore? Que veulent-ils? Ne peuvent-ils pas me laisser tranquille?
Je dépose soigneusement le courrier de Suze dans l'entrée et fourre mes deux lettres dans ma poche. Je les lirai en allant au bureau. Une fois dans le métro, je les ouvrirai et m'obligerai à en prendre connaissance, même si elles sont désagréables.
Telle est mon intention. Sincèrement. Je le jure!
Mais, en m'engageant dans la rue d'à côté, je tombe sur une benne, une énorme benne jaune, à moitié pleine. Les maçons qui vont et viennent y balancent des bouts de bois et de vieux tissus. Des tonnes de détritus, en vrac.
Une pensée insidieuse s'immisce dans mon esprit.
Je ralentis mon allure, puis je l'arrête et regarde la benne comme si les mots inscrits sur les parois me fascinaient. Je reste là, le coeur battant, jusqu'à ce que les ouvriers rentrent dans la maison. Personne en vue. D'un geste vif, je sors les deux lettres de ma poche et les laisse tomber sur le côté.
Pfuit. Envolées.
A ce moment-là, un maçon arrive avec deux sacs de gravats qu'il jette dans le container. Les voilà enterrées! Personne ne les trouvera jamais.
Elles ont disparu pour de bon.
Je reprends ma route. Ma démarche est déjà plus légère et mon optimisme remonte en flèche.
Lundi matin, je me réveille de bonne heure, l'estomac noué. Mes yeux se posent sur les sacs empilés dans le coin de ma chambre. Je les détourne aussitôt. Je sais que j'ai dépensé trop d'argent samedi. Je n'aurais pas dû acheter deux paires de bottes, ni cette robe mauve. En tout j'ai claqué.... Autant ne pas y songer. Pense à autre chose, vite, me dis-je avec fermeté.
Les deux monstres inséparables, la honte et la panique, tambourinent ma tête.
Honte, honte, honte.
Panique, panique, panique.
Si je les laisse faire, ils vont s'emparer de mon esprit et prendre le pouvoir. La tristesse et la peur m'anéantiront. Heureusement, j'ai un truc : ne leur prêter aucune attention. Je condamne une partie de mon esprit et plus rien ne m'inquiète. C'est de la légitime défense. Je suis devenue experte en la matière.
Parfois, on n'a pas besoin de se fixer un but, ni d'avoir une vue d'ensemble. Il suffit de savoir ce que l'on doit faire au moment présent.
La plus grosse erreur de sa vie ça n'existe pas. Rien ne peut ruiner votre existence pour toujours. La vie a un sacré ressort qui permet de rebondir.