Nous sommes au printemps 1976. Sigrid Nunez, 25 ans, sonne à la porte de Susan Sontag, 43 ans, pour l'aider à répondre à la pile monumentale de courrier reçu du monde entier pendant son hospitalisation. Sigrid découvre un vaste penthouse lumineux, aux murs blancs et nus. Peu de meubles, un chien, et une pièce stratégique, la chambre bureau de Susan, où trône une énorme machine à écrire IBM Selectric. L'une réfléchit et dicte, l'autre tape et capte.
Trente ans plus tard, Sigrid Nunez, devenue à son tour une grande écrivaine, livre son témoignage. Elle raconte l'extraordinaire vitalité de Susan, sa curiosité, son énergie inépuisable. Amie et modèle à la fois, Susan est le mentor dont rêve tout apprenti écrivain. Un portrait fin et inattendu, dans l'intimité de l'une des plus audacieuses intellectuelles américaines du XXe siècle.
Sempre Susan » de Sigrid Nunez
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Ariane Bataille
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"On estime en général que le cancer est déplacé chez un personnage romantique, à la différence de la tuberculose, peut-être parce que la dépression banale a remplacé la mélancolie romantique." (p. 67)
Je crois au contraire que le monde devrait accueillir les marginaux. Une des premières vertus d'une société juste devrait être d'autoriser ses membres à être des marginaux. (...) D'une façon ou d'une autre, des gens devraient toujours avoir la possibilité de se tenir à l'écart, sur le bord de la route. D'ailleurs, avant, beaucoup de personnes choisissaient de vivre en marge sans que cela dérange les autres. C'était une bonne chose. Nous devons non seulement accepter les êtres et les états de conscience à la marge, mais aussi les déviants et ceux qui sortent du commun. Je suis à fond pour les déviants ! Evidemment, tout le monde ne peut pas être marginal. Il est clair que la plupart des gens doivent choisir des modes de vie centrés. Mais au lieu de devenir de plus en plus bureaucratique, standardisée, oppressante et autoritaire, pourquoi notre société n'autorise-t-elle pas davantage de gens à être libres ?
Une pensée m'est venue aujourd'hui - si évidente [...] : il n'y a rien, rien qui puisse m'empêcher de faire quoi que ce soit, à part moi.
19/1/57
Conversation hier soir au dîner avec Alan Fink + Barbara Swan: conventions contre spontanéité. C'est un choix dialectique, cela dépend de l'estimation que vous faites de votre propre époque. Si vous jugez que votre époque est tourmentée par des formalités vides et fausses, vous chosissez la spontanéité, voire un comportement inconvenant. Une bonne partie de notre moralité est la tâche qui vise à compenser notre époque. On épouse des vertus qui ne sont pas à la mode, dans une époque inconvenante. En un temps vidé par les convenances, on doit s'éduquer en spontanéité.
4/11/56
À propos de la mort de Gertrude Stein: elle est sortie d'un profond coma pour demander à sa compagne Alice Toklas: "Alice, Alice, quelle est la réponse?" Sa compagne a répliqué: "Il n'y a pas de réponse." Gertrude Stein a repris: "Dans ce cas, quelle est la question?" et elle est retombée, morte.
« L’intelligence est une sorte de goût qui nous donne la possibilité de déguster des idées » ...
Les photographies sont des pièces à conviction. Ce dont nous entendons parler mais dont nous doutons nous paraît certain une fois qu'on nous en a montré une photographie
18/12/60
Hedda Gabler: Tout comme I., s'identifie avec la pure victime féminine, je me suis toujours identifiée avec la Grande-Garce-qui-se-détruit.
Les stars que j'ai aimées -Bette Davis, Joan Crawford, Katharine Hepburn, Arletty, Ida Lupino, Valerie Hobson - surtout quand j'étais enfant.
Cette femme est avant toute chose une dame. Elle est grande, sombre, fière. Elle est nerveuse, inquiète, frustrée, ennuyée. Elle a une langue cruelle et elle traite mal les hommes.
Hedda est vraiment très passive. Elle veut être piégée. Elle raye ses possibilités à mesure qu'elles s'évanouissent. Elle tire sur le filet de tous côtés et ensuite elle s'étrangle.
Elle est jeune, et donc elle attend de vieillir. Elle est épousable, et donc elle attend de se retrouver mariée. Elle est suicidaire, et donc elle attend le moment où elle va se suicider.
Son caractère impérieux est un masque.

Du fait que chaque photographie n'est qu'un fragment, sa charge morale et émotive dépend de son point d'insertion. Une photographie n'est pas la même suivant les contextes où elle est vue : c'est ainsi que les photos de Smith sur Minamata seront vues différemment sur une planche contact, dans une galerie, dans une manifestation politique, dans un dossier de police, dans une revue de photos, dans un magazine d'information, dans un livre, sur le mur d'un salon. Chacune de ces situations suggère une utilisation différente de ces photos, mais aucune ne peut en garantir le sens. Il en va pour chaque photographie comme pour les mots, dont Witgenstein soutenait que leur sens s'identifie à l'usage qu'on en fait. Et c'est ainsi que la présence et la prolifération de toutes les photographies contribue à l'érosion de la notion même de sens, à cette parcellisation de la vérité en vérités relatives qui est un des acquis de la conscience libérale moderne.
(P. 150)
« L’intelligence est une sorte de goût qui nous donne la possibilité de déguster des idées. »