« Ces morts sont suprêmement indifférents aux vivants : à ceux qui leur ont pris leur vie, leurs témoins- à nous-mêmes.
Pourquoi chercheraient ils notre regard ? Qu'auraient ils à nous dire ?
« Nous » ce nous qui englobe quiconque n'a jamais vécu une telle expérience- ne comprenons pas. .
Nous ne saisissons pas la chose. Nous ne pouvons imaginer à quel point la guerre est horrible, terrifiante- ni à quel point elle peut devenir normale..Nous ne pouvons ni comprendre, ni imaginer. C'est ce que chaque soldat, chaque journaliste, chaque travailleur humanitaire, chaque observateur indépendant ayant connu le feu de la guerre et eu la chance d'échapper à la mort qui frappait les autres, tout près, éprouve, obstinément. Et ils ont raison »
Susan Sontag nous place
devant la douleur des autres ou plus exactement devant l'image de cette douleur. Et nous convie à nous interroger.
Devant ces images que voyons nous ? Nous mêmes ? Que recevons nous ?
Mais ce « nous » elle le rejette.
Car ce qui est vu ne peut être traité par le nous. « Aucun NOUS ne devrait valoir, dès lors que le sujet traité est le regard que l'on porte sur la douleur des autres ».
Nous ne pas sommes égaux face à la douleur, dans la perception de sa représentation.
Comprendre le pouvoir de t
elles images, images de guerres, de tortures, d'exterminations, de bombardements , de famines, de déportations, c'est déjà les regarder dans une époque, dans un lieu. Prendre conscience de leur genèse.
Témoin, acteur, victime. Sur quel base repose celui qui regarde ?
Il y a une tectonique de la douleur, plus elle est proche plus elle est palpable.
La douleur crée une onde. L'image transporte cette onde. Quelle magnitude pouvons nous tolérer ?
Les images des corps démembrés durant le génocide du Rwanda nous sont parvenues, mais des corps du 11 septembre , aucune image ne nous a été donnée. Pourquoi ? Qu'est ce qui détermine l'insupportable ? Et d'ailleurs posons nous la question : qui le détermine pour nous ?
Sommes nous tous réceptifs face à la même douleur représentée ?
Pour
Virginia Woolf , en 1936, la réponse était négative.
Structurellement, intellectuellement, culturellement, sexuellement différents les humains ne connaissent pas un pathos commun.
La réaction est différente, l'appréciation de la douleur est différente.
L'image informe. Elle est savante. Elle a son langage, ses codes. La lecture de l'image entraîne la traduction en nous de ce qu'elle transporte. L'éducation à l'image déterminera le niveau de sa lisibilité, de sa réceptivité.
Pourtant depuis des décennies de t
elles images sont véhiculées à travers le monde. Mêmes images, mondialisation de l'information oblige, commune réaction ? Non.
L'histoire est universelle, le temps nous est commun, mais l'instant est propre à chacun.
Ces images sont
elles utiles ? Oui. Nombreux conflits trouvent leur limite et même leur fin suite à une pression médiatique. le choc se produit lorsque l'image se dresse.
En donnant un visage au crime on arrête parfois l'assassin. Donc ces images sont utiles.
Mais l'image a toujours un parti pris. Cadrer c'est exclure. Il faut interroger le geste pour en comprendre l'objet.
Ces images sont
elles trop nombreuses ? Nombreuses oui.
Mais surtout trop rapides.
La frappe d'une photographie sera d'autant plus puissante que celui qui la recevra sera à l'arrêt.
Le spectateur aujourd'hui est devenu une cible mobile. Son pouvoir de concentration donc de lecture diminue au fur et à mesure de l'accroissement des moyens de communications.
On ne s'habitue pas, on passe seulement le diaporama à vitesse accélérée.
Non les images ne sont pas trop nombreuses, nous sommes cérébralement moins attentifs.
Les images sont nombreuses, mais les conflits ne sont pas plus nombreux qu'avant.
Par contre il deviennent de moins en moins « photographiables ». Et étrangement leurs images de moins en moins fiables. de plus en plus controlées et censurées. L'illusion que donne la densité des images cache la raréfaction de leur authenticité.
L'image de la douleur devient peu à peu suspecte et le spectateur de plus en plus méfiant jusqu'à l'indifférence. Et jusqu'au rejet.
Mais ce dédain qu'affichent certains qui ont libre accès à l'information à la liberté de la presse, qui jouissent du respect de leurs droits, n'est pas acceptable.
Allez demander aux Erythréens ce qu'ils pensent de notre petite ingestion iconographique.
Osez aller leur adresser votre regard, pour leur dire, face à face : « Désolés, nous n'avons plus assez d'appétit pour voir ce que vous endurez »....
S'interroger oui, rester vigilants, participer au débat, donner légende à l'image : oui.
Crier : « Stop, ça suffit », c'est oublier tous ceux qui injustement n'ont pas la parole, qui n'ont aucun droit.
Alors ne leur supprimons pas le droit à l'image et par respect laissons les témoignages nous apportés leur regard. Et défendons une profession qui est un des piliers majeurs de nos libertés.
Susan Sontag nous rappelle la liste longue et prestigieuse de tous ceux qui au péril de leur vie ont saisi cette image, ont pris le risque pour nous la délivrer.
Alors
devant la douleur des autres, oui il faudra toujours s'interroger. Et toujours regarder.
Parce que la parole des victimes vient se loger justement dans notre regard.
Nous qui ne savions peut être pas, nous voilà informés. Et même si parfois quelques mises en scène peuvent nous déranger, rappelons nous les 83 eaux fortes de Goya montrant « les désastres de la guerre ».
Chacun fera son travail intérieur, fera appel à son éthique. Choisira en somme ce qu'il en recevra, et ce dont lui même sera capable de témoigner.
« J'ai vu » équivaut toujours à « je sais ». Un regard engage toujours une responsabilité.
Le livre de
Susan Sontag retraçant l'histoire moderne de l'iconographie de la douleur
est un ouvrage important. Bien au delà de l'image, de la photographie.
Soutenir un regard c'est tenir un engagement.
Astrid Shriqui Garain