Les
plantes et les petites bêtes
Les invites réunis par
Bernard PIVOT ce soir, ont choisi de parler des
plantes et des
animaux. Avec
Paul VINCENT pour "Le bonheur sur terre" dans lequel il évoque sa vie en Haute-Savoie et donne des conseils ;
Suzanne PROU pour "Le cygne de Fanny" ouvrage dans lequel elle parle des
jardins de son
enfance. Dans "
Le pays sous l'écorce"
Jacques LACARRIERE devient
insecte pour pouvoir mieux les...
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L'idée de chien plaisait à Laure sans doute,
mais non sa réalité : elle ne pouvait aimer que des images bien propres, inodores et dépourvues de saveur. On l'avait habituée à détester le vulgaire, à admirer les moutons enrubannés des Bergeries plutôt que les troupeaux, les bons pauvres reconnaissants, les accordées de village toutes pures, les portraits exhaustifs de familles riches et unies. Aveuglée par des représentations toutes faites, elle demeurait séparée de la vie par une espèce de vitre glacée.
Le vie ressemble à une longue promenade qu'on fait sur une route bordée de cercueils vides. La cohorte qui avance, nombreuse d'abord, diminue à mesure que ses membres, sans ordre d'âge d'ailleurs, se couchent l'un après l'autre dans les sépulcres préparés. Chacun sait que le sien est là, quelque part au bord du chemin. Il vaut mieux n'y pas trop penser.
Laure, délivrée des assiduités de son mari, a commencé de s'épanouir. Comme on avait mis sa pâleur sur le compte de nuits voluptueuses, on a attribué sa mine florissante à sa grossesse. Et, de même qu'elle n'avait pas démenti la première explication, elle a par son silence, avalisé la seconde. Elle a commencé de goûter le plaisir d'être la femme de Paul au moment où elle cessait de lui appartenir.
Mme Thérèse monte l'escalier sans empressement. Elle trouve sa maîtresse debout, en camisole, et de mauvaise grâce, elle entreprend de lui passer sa lourde robe de soie noire. Un moment, la tête de Mme Laure est perdue dans les plis de l'étoffe sombre, ses bras s'agitent, cherchant les manches ; les mains se dégagent enfin du fouillis puis la face émerge et alors Mme Thérèse tire sur la jupe pour la faire descendre. Il reste à boutonner le corsage, fermé dans le dos par une longue série de petits boutons de jais. Thérèse a des ongles aigus et chaque bride lui donne l'occasion de piquer le dos gras à travers la toile de la camisole. Mme Laure geint, laisse échapper de petits soupirs : mi-plaisir, mi-douleur.
Puis Mme Laure s'assoit et tend ses pieds ; Thérèse, accroupie, lui enfile l'un après l'autre ses bas ; une fois les pointes et les talons en place, elle allonge le tissu de mailles, le tend sur le mollet flasque à peau sèche, fripée comme un papier de soie, parcourue de veinules bleuâtres. Elle attache le haut des bas aux jarretelles contres les larges cuisses blanches en fronçant le nez.
C'est devenu mon jeu de patience. Les gens qui m'entourent me semblent tout à coup trop jeunes, trop clairs. Ils manquent de cette épaisseur, de ce mystère que je me plais à imaginer dans le passé si long des femmes en robes noires. Elles me fascinent. C'est peut-être parce qu'elles se trouvent au seuil de la mort. C'est peut-être parce qu'elles préfigurent l'inéluctable destin de chacun de nous. Elles sont l'étang noir qui nous renvoie l'image de notre avenir. Elles sont aussi des étuis fermés sur des reliques, des pierres opaques dont les couches successives de sédiments recouvrent, emprisonnent des paillettes enfouies : or, argent ou étain ?
Elles ont été; elles ne sont plus guère, demains elles ne seront plus.
A l'extrême bord de leur existence, je voudrais les retenir, les ouvrir comme on ouvre un coffret, lire une espèce de message qui va se perdre à jamais.
Je les regarde. Je me grise de leur parfum : poudre à l'iris et jupe surie.
On ne saluait Paul que si on y était obligé, par surprise, avant d'avoir eu le temps de changer de trottoir.
Bien des gens sans doute affectaient une réprobation qu'ils ressentaient à peine; leurs airs scandalisés représentaient pour eux surtout une revanche; ils profitaient de l'occasion qui leur permettait de mépriser avec bonne conscience une famille qu'ils avaient été tenus jusque-là de respecter.
Il est pareil à un vieux livre fermé Théodore, à un album d'un autre âge : de ceux qui se verrouillent à l'aide d'une patte d'argent. L'ivresse a soulevé le fermoir, le livre s'est ouvert.
Il se dit que les jeux sont faits; mais la vie n'est pas la même, selon qu'on la regarde par un bout ou par l'autre, du côté du commencement ou du côte de la fin.
Tout change et se déforme, les choses et les gens. Une place, on la garde pour peu qu'on en prenne soin, tandis qu'une femme, on est sûr de la perdre : fidèle ou infidèle, aimante ou cruelle, elle vous échappe, elle se défait, là, devant vous; chaque seconde pourrit un peu le beau fruit. Si on y réfléchissait, on prendrait en horreur cette chair qui se décompose.
Il se dit que rien ne vaut la peine de rien, et que le monde est mal fait, puisqu'on mange son pain blanc le premier ; quand on a du pain blanc, bien sûr.
Il dit qu'il connaît ses sales petits secrets : comment elle renverse les casseroles de pâtée, comment elle sème les épingles dans le creux des coussins, comment elle enferme les mouches dans le sucrier de porcelaine, comment elle vide chaque matin le contenu de son pisse-pot au pied des rosiers.
" Il me semble que mon héros, quand il évoque l'enfant assassiné, pense à sa propre enfance, à l'enfant qu'il a été et qu'on a tué. "
[préface de "Méchamment les oiseaux" Editions Rombaldi, 1975]
Elle se gorge de tartines comme on se venge.