Les marches répondaient à un besoin : elles m’affranchissaient du cadre millimétré du travail et, quand j’ai découvert leur vertu thérapeutique, elles sont devenues normales et j’ai oublié ce qu’avait été la vie avant. Le travail était une école de perfection et de compétence, il n’admettait pas d’improvisation ni ne tolérait d’erreur. Mon sujet de recherche avait beau être intéressant – je menais une étude clinique sur les troubles affectifs chez les personnes âgées -, la précision qu’il exigeait était d’une complexité qui excédait tout ce que j’avais pu faire auparavant. Les rues servaient opportunément de contre-pied à tout cela. Toute décision – tourner à gauche ou non, me livrer longtemps ou non à mes pensées devant un immeuble abandonné, regarder le soleil se lever sur le New Jersey ou aller en bondissant dans l’obscurité de l’East Side en direction du Queens, était sans conséquence et rappelait du coup la liberté. J’arpentais les blocs d’immeubles comme si je les mesurais de mes enjambées et les stations de métro servaient de raisons récurrentes à ma progression sans but. Je trouvais perpétuellement bizarres ces quantités considérables de gens se précipitant dans des lieux souterrains et j’avais l’impression que toute la race humaine se ruait, mue par un étrange instinct de mort, dans des catacombes mobiles. En surface, j’accompagnais des milliers d’autres gens dans leur solitude, mais dans le métro, debout près d’inconnus que je bousculais et qui me bousculaient pour un peu de place et une bouffée d’air, tous, nous reproduisions des traumas non avoués et la solitude s’intensifiait.
L'exercice de la psychiatrie revient en partie à voir le monde comme un ensemble de tribus. Prenons un groupe d'individus ayant un cerveau qui, vu leur conception de la réalité, est plus ou moins équivalent : les différences entre les cerveaux dans ce groupe ostensiblement normal, groupe témoin représentatif de la majorité de l'humanité, sont mineures. Le bien-être mental est mystérieux, mais ce groupe est assez prévisible et les maigres découvertes de la science sur le fonctionnement cérébral et les signaux chimiques s'appliquent dans les grandes lignes.
J'ai perdu toute notion du temps devant ces images, je me suis enfoncé dans leur monde, comme si tout le temps entre eux et mois s'était évaporé. Aussi, quand le guide est venu me dire que le musée fermait, j'avais oublié comment parler et me suis contenté de le regarder. Quand j'ai fini par descendre l'escalier et sortir du musée, c'était avec l'impression de revenir sur Terre après un long voyage.
Au début, je me confrontais au bruit incessant des rues, un choc après la concentration de la journée et la tranquillité relative, comme si quelqu'un avait rompu le silence d'une chapelle privée par le beuglement d'un poste de télé. Je me faufilais dans la cohue des chalands et des travailleurs, les travaux de voirie et les klaxons de taxis.
Je suis sûr que tu connais l'idée de Paul de Man sur le discernement et l'aveuglement. Sa théorie porte sur une perspicacité qui peut réellement masquer d'autres choses, qui peut réellement être une cécité. Et à l'inverse, aussi, ce qui parait aveugle peut créer des possibilités. Quand je pense à la perspicacité qui est une forme de cécité, je pense à la rationalité, au rationalisme qui ne voit pas Dieu, ni les choses que Dieu peut offrir aux humains. En cela les Lumières sont un échec.
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Pendant de nombreuses années, j'ai pensé qu'on devrait pouvoir choisir comment et quand on meurt. Et je ne crois pas que ça devrait se confiner aux situations où le stade terminal d'une maladie a rendu la souffrance et la mort imminentes. Au contraire, ça devrait s'étendre aux saisons de la vie dans lesquelles on est en bonne santé. Pourquoi attendre jusqu'au déclin ? Pourquoi ne pas devancer le destin ?
C’est plutôt une plénitude, le sentiment réconfortant qu’il y a un ordre du monde, la confirmation ferme d’une structure fondatrice, un ordre si palpable que quand j’atteins le bout de la rue et que je vois, à ma droite, la sortie du labyrinthe qui me ramène à l’agitation habituelle de la ville, je ne suis pas vraiment tenté de continuer. Mais en même temps je sais que ce n’est pas possible de rester.
Il y a de la dignité dans cette ruelle, avec ses caniveaux et ses toits de tôle rouillée. Ici, on ne prêche rien. Ses habitants se contentent de servir la vie en assurant aux morts une traversée paisible, et leur travail complexe est visible puis enfoui à jamais. C’est un endroit familier et inquiétant, ce ponton de Charon, mais aussi d’une pureté exaltante. Exaltante, mais pas exactement joyeuse
Au Nigéria, il existe une énorme pression sociale et culturelle qui oblige à prétendre qu’on est heureux, même quand on ne l’est pas. Les gens malheureux, telles ces mères endeuillées qui manifestaient, sont balayés, relégués hors champ. C’est mal d’être malheureux. Mais ce n’est pas nécessaire de se perdre dans les détails quand on peut se contenter de l’idée générale.
Pour beaucoup de Nigérians, donner ou recevoir des pots de vin, pourboires, sommes extorquées ou aumônes – la distinction est poreuse – n’est pas envisagé en termes moraux. C’est perçu soit comme une contrariété mineure soit comme une bonne occasion. Une façon de faire avancer les choses, ni plus ni moins : c’est bien à ça que sert l’argent.