Citations de Thierry Frémaux (44)
A l'heure de la dématérialisation, et peut-être avec les manies de l'âge, j'achète, j'amasse, je thésaurise. Il est impérieux d'avoir les films que l'on aime près de soi, de vivre entouré d'eux comme nous vivons entourés de nos livres, et non d'en disposer potentiellement dans un "cloud" dont, un jour, on nous dira qu'il a disparu dans l'incertitude numérique.
" Si je suis là, c'est que j'aimais par dessus tout voir des films et lire des livres. Mais je ne peux en jouir normalement. Ce type d'existence dessine ses propres limites. C'est un grand classique que connaissent les cinéphiles: lorsqu'on commence à travailler dans le cinéma, on y va moins .
Se précipiter dans une salle pour passer deux heures et oublier sa vie relève d'un comportement qui ne nous est plus offert. Le travail est un plaisir mais le plaisir est devenu un travail."
Robert Favre Le Bret, Maurice Bessy et Gilles Jacob, qui furent délégués généraux avant moi, ont tous retenu à leurs dépens cette maxime dont je fait chaque année l'expérience: "Une bonne sélection, c'est grâce aux films, une mauvaise sélection c'est à cause du sélectionneur".
« C’est sur un tapis que j’ai compris que la culture sauvera le monde. Pratiquer un sport méconnu me préparait à l’obscurité des passions cinéphiles, à l’inclination pour les artistes oubliés et au rejet des modes. »
Un jour, [Tavernier] sortit de ses gonds: « Tu as vu, tous ces journaux qui annoncent la mort du cinéma appartiennent à des milliardaires. » Il voyait aussi un lien entre la fermeture des salles de cinéma et la montée de l'extrême droite : « En se repliant chez eux face à leur télévision, écrit-il dans "Qu'est-ce qu'on attend ?", les gens semblent devenir plus vulnérables aux idéologies répressives, plus enclins à vouloir s'isoler de toute action collective, à exclure "l'autre" pour se défendre et se protéger. (p.134)
Je n'ose jamais revoir un film refusé, de peur de me morfondre deux fois : ne pas l'avoir pris, et finalement l'aimer quand même.
A Cannes, l'effervescence des fêtes et des foules n'empêche pas ceux qui livrent des films de se retrouver dans une extrême solitude, il le savait.
A l'image de certains timides, il était bavard, et comme certains bavards, il était secret.
Laurent veut absolument savoir s'il s'est passé "quelque chose" sur le tournage de La Ciociara : "C'est pour l'histoire du cinéma ! " rigole-t-il - mais il n'obtient aucune réponse, juste les singeries de Jean-Paul. "Il était irrésistible", dit Sophia en le couvant du regard. "Elle était mariée", ajoute Jean-Paul. On ne saura jamais.
Quand Truffaut est mort, Godard, qui s'était violemment affronté à lui quelques années plus tôt, ne l'appela plus que "François". Je me rappelle ce retour de flamme, d'amitié, de mémoire, ce qui les unissait, ce qui les séparait, la manière dont les désaccords avaient fait aussi leur mémoire commune.
Je ne quitte jamais les endroits d'où je viens et je m'attache partout où je vais ce qui me pose un problème, parfois, dans la vie. Et Cannes est devenu ma vie.
« Nous n’avons pas été enfants, nous n’avons pas été adolescents, nous avons été judokas. Nous sommes devenus adultes sans nous en apercevoir. » (p. 209)
"Tomber souvent pour ne jamais se faire mal": je crois encore entendre les paroles distillés lors de mon premier cours. J'avais neuf ans, je venais jsute d'enfiler mon premier kimono, j'avais froid, je ne connaissais personne ( sauf mon frère et ma soeur qui étaient dans le même état que moi), je me sentais ridicule et trouvais que tout le monde avait une meilleure allure que la mienne. L'enfance a des modesties qui ne sont que des étonnements et qu'on prend pour des infirmités.
En réalité, ce papier [la nécrologie de Bertrand Tavernier publié dans "Libération"] fut le bienvenu pour faire la preuve, s'il en était besoin, que ce journal, qui se donne le vaste programme d'appliquer au monde sa vision du bien et du mal, se tient toujours prêt à saisir l'opportunité d'une nécrologie pour frapper d'anathème ceux qui ne sont pas de ses amis quand il laisse une complaisance machinale s'appliquer à ceux qui le sont valable pour les critiques, les comptes rendus, les reportages, les deuils. L'esprit Libé, donc. (p. 103)
Toujours plus monumentale, la nouvelle formule d'"Amis américains" fut un succès immédiat. L'éditeur détacha la préface en un petit volume publié à part qui porte le beau titre de : "L'amour du cinéma m'a permis de trouver une place dans l'existence". Je me souviens qu'il avait répondu ainsi à l'une de mes questions : "Est-ce qu'être cinéphile était une façon de te sentir utile, de faire partie du monde ?" Ce fut comme si, le grand âge venant, Bertrand résumait d'un trait une vie dédiée au travail des autres. (p.148-149)
Il élargissait la vision de la vie, il secouait les torpeurs ; le matin, il parlait de cinéma, le midi il parlait de cinéma, le soir il parlait de cinéma. Normal, il était l'homme qui disait : "L'amour du cinéma m'a permis de trouver une place dans l'existence." Et qui voulait être sûr que chacun trouve sa place dans le monde.
"Surtout du titre du Président du Jury de Cannes, l'élu doit avoir la légitimité. Avec ses jurés, il va évaluer l'élite du cinéma mondial et les derniers films des meilleurs réalisateurs de la planète. Il doit d'emblée imposer le respect, créer l'évidence , susciter l'envie de l'opinion, du public, des journalistes, des futurs sélectionnés Le bien fondé de notre choix ne doit faire aucun doute."
Quand il était cinéaste, Bertrand n'était plus du tout dans les films des autres. Il était dans les siens. Seule concession qu'il me confia bien plus tard : "Juste avant de tourner, je ne vois que des mauvais films. Comme ça, je me dis: "Bah, je devrais pouvoir faire mieux."" (p.79)
N'ayant pas été élevé à l'école de l'analyse esthétique et de la théorie, Bertrand parlait de position de caméra, d'un plan flouté, d'une structure de scénario, d'une ligne de réplique.
Un jour, Jean Rochefort avait déclaré : " Quand je ne veux parler à personne, j'appelle Bertrand !"