Citations de Victoire de Changy (75)
Ce message ça fait soixante-six fois que Tala l’écoute, à genoux nus sur le tapis épais de sa chambre, l’oreille collée au répondeur comme à un coquillage pour y entendre la mer. L’oreille collée au répondeur pour y entendre sa mère. La voix veloutée de sa mère, qui a disparu en tête de cordée avec la maladie. La mort de la voix de sa mère, largement devant celle de ses gestes et loin devant celle de ses yeux.
Je ne sais pas ce que j’entends, si le gémissement qui s’ensuit est le sien ou alors le mien. Ses doigts ont encore la température de la mer alors je les sens qui, millimètre après millimètre, avancent en moi. Évidemment, mes jambes ploient sous tout ça. Nous sommes maintenant à genoux sur le sable noir de l’île longue et Tala me pousse doucement pour que je m’allonge sur le dos. Tala m’ouvre lentement. Toujours aussi lentement, Tala m’embrasse dans les cuisses, et lorsque mon dos, de cambrure en cambrure augmentée, cesse finalement de toucher le sable noir, Tala dirige sa main au creux d’elle. Je l’entends qui se caresse et me lèche d’un même mouvement. Sa langue va et vient au rythme de sa main et remplit sa bouche et sa paume de mêmes eaux, d’un même sel. Les nôtres, d’eaux, qui se mélangent sans jamais s’atteindre, et mes doigts qui se glissent dans la bouche de Tala pour goûter ce que goûte sa salive qui me goûte, moi.
Les vagues du Golfe sont entrées dans nos ventres. Tala, la bouche toujours en moi, jouit. Et parce qu’elle jouit, Tala crie.
Tala crie puissamment à l’intérieur de moi. Son cri s’immisce et ricoche sur mes os, remonte jusqu’à ma gorge et sort de ma bouche lorsque je jouis à mon tour.
Je voudrais moi aussi être garante d’un élément. Qu’il me soit confié. Que le vent m’escorte. Ou que le feu me sorte en larges volutes de la bouche ou rende chacun de mes gestes chauds. Ou que, portée à mes mains, la terre soit faite soie soudain. Et alors garder toujours de la soie dessous mes ongles trop courts, en provision. En répandre à l’envi.
Les yeux de Tala sont des yeux qui ont vu. Très vite je me dis : je voudrais voir aussi.
Tala a vingt ans, mais Tala en a cent. Elle les a toujours eus.
C’est comme ça quand on est l’aînée d’une imposante fratrie, aux parents pas bien riches mariés trop jeunes et las trop tôt. C’est comme ça quand on est l’aînée d’une imposante fratrie aux parents pas bien riches mariés trop jeunes et las trop tôt dans un pays qui a fait sa révolution sans être fichu d’attendre que l’on soit née. Et où la liberté reste un concept formellement abstrait, comme ailleurs. Comme ailleurs, mais en Iran c’est autre chose. C’est explicite, c’est formulé et articulé, on vous le fait comprendre à voix haute :
Vous
N’êtes
Pas libre.
Les vagues du Golfe sont entrées dans nos ventres.
Tala, la bouche toujours en moi, jouit. Et parce qu'elle jouit, Tala crie.
Tala crie puissamment à l'intérieur de moi. Son cri s'immisce et ricoche sur mes os, remonte jusqu'à ma gorge et sort de ma bouche lorsque je jouis à mon tour.
D'avoir vu le pire l'avait immunisée.
...
Je veux apprendre
Et réapprendre
à avoir peur
et à attendre.
...
Elle avait voulu s’inquiéter, à nouveau. S’inquiéter, lui semblait-il, c'était comme dire : c'était respirer. Etre vraiment vivante, c'est à dire : revenir à cet état où l'on ne sait pas tout.
Bijan, Tala et moi entrons dans la foule. Celle-ci, pas une seconde troublée des trois corps ajoutés, continue à être foule sans nous dévisager.
Le manque rend le peu, l'avoir et la perception accrus.
Le carnet du dedans, noirci aussi de poèmes et de considérations métaphoriques sur la douleur, ne nous informera pas beaucoup plus. Ou peut-être le fait-il à notre insu et nous laissons-nous faire sans apprêt.
Comme les mots, ceux-là que je m'oblige à envoyer à mes proches tous les dix jours, comme ils sont en trop. Ou en trop peu, si chétifs qu'ils sont.
Je me sais plutôt douée pour les gorges, je sais que je possède une écoute format réceptacle dans lequel on aime se délester des choses.
Elle lui bande les yeux avec un foulard de soie noire fine pour simuler une chambre d'enfant, une de celles avec rideaux clos et une porte laissée entrouverte, pour le rai de lumière qui rassure.
Il y a des livres partout sur le sol, entassés et mélangés, aux certaines pages détachées qui dépassent des tranches comme des langues.
Il s'est passé deux heures, nous ne nous sommes rien dit ou presque et pourtant nous savons tout, ou presque.
Chaque mot prononcé en anglais entre Tala et moi est dès lors réfléchi, calculé, pesé. Rien ne sort à la légère de bouches qui savent si peu communiquer.
Alors qu'elle s'éloigne, ses cheveux ondulent par-delà son voile. Ils ont l'air de me faire des gestes d'au revoir comme des grands bras.
Je voudrais moi aussi être garante d'un élément. Qu'il me soit confié. Que le vent m'escorte. Ou que le feu me sorte en larges volutes de la bouche ou rende chacun de mes geste chauds. OU que, portée à mes mains, la terre soit faite soie soudain. Et alors garder toujours de la soie dessous mes ongles trop courts, en provision. En répandre à l'envi.
Le jour du départ, Tala me dit cette phrase apprise dans ma langue et dans mon dos. Elle dit je tiens à toi. Je pense: tenir à moi, c'est me tenir déjà.