L’enfer
« L’enfer, c’est les autres. »
Un sujet pareil, c’est bien son genre. Il écrit le titre au tableau vert, prend son air bonhomme, puis s’assied, le sourire lunaire. Maintenant, il ne se soucie plus de nous. Il penche son front sur les copies qu’il corrige, nous présente sa calvitie, ronde et brillante, cerclée de boucles grises.
La salle de dessin est une vaste halle meublée de tables plates, au bois tendre torturé au couteau, encoché de graffiti. Je me concentre sur la page blanche, une page brute, un papier brouillon au grain épais, aux lignes beiges. Mes coudes nus se râpent à la nervure des planches. Lentement, imperceptiblement se courbe mon échine. Mon front se pose sur la rondeur de mes poignets. Mes yeux se fixent sur la feuille vide comme sur les stéréogrammes du cours de bio, comme si, par un effort de focalisation binoculaire, mon texte, d’un coup, surgirait de la structure granulée.
« L’enfer, c’est les autres. »
Je dois écrire au présent ; le narrateur, être un garçon. Mon voisin, Max, à l’autre bout de la table, sue. Sa transpiration perle le long de vagues favoris. Chez lui, le narrateur, ce doit être une fille. À en juger à la cour qu’il a faite à Juliette, ce printemps, en l’invitant au restaurant, pour lui non plus, se placer dans la peau de l’autre sexe ne doit guère être une tâche bien aisée.
Derrière le professeur, derrière la bosse de son dos pénètre, par les fenêtres, la lumière du matin, oblique, dans la poussière de craie. Au-delà s’étendent la Meuse, les carrières, la gare de dépôt et le pont des Allemands, qui projette ses angles monstrueux par-dessus la vallée. Quand on s’approche des fenêtres, la vue plonge sur les massifs de sureaux et la cour de l’école.
« L’enfer, c’est les autres. »
Assise sur le muret, à l’ombre des sureaux, je les vois, les autres, par exemple Max, qui arpente avec Victor la longueur de la cour. Je l’observe discourir. Mal dans sa peau, flasque, sans élan, il croit se donner un genre en prétendant s’y connaître en tout. Victor, ce que dit Max, ça ne l’intéresse pas ; mais, lui, Max, il ne s’en rend pas compte et meuble de sophismes une conversation creuse. Juliette, à côté de moi, sur le muret, s’éventant d’une fleur, me parle d’amies communes, porte un jugement sur une telle, sur ses goûts vestimentaires. Qu’aurais-je fait à sa place si Max m’avait proposé d’aller avec lui au restaurant ? Aurais-je refusé ? L’aurais-je moi aussi claironné sur les toits ? Me serais-je, comme elle, posée en fille adulée qui a le choix du chevalier servant ? Juliette collectionne les aventures. Elle prend les plus beaux, les plus mûrs et humilie les autres. C’est ma meilleure amie.
Max et Victor font leurs cent pas dans le soleil de juin. Je vois bien qu’ils ne vont pas ensemble. Victor fait de l’escrime parce que son père porte un petit « de » au début de son nom. Timide, il rougit tel une pivoine à la moindre occasion, comme lorsque Juliette lui a susurré un mot salace un matin, au beau milieu du cours de latin.
« L’enfer, c’est les autres. »
Le maître se lève. Il passe entre les bancs, avec son sourire pâle, ses allures de jésuite. Je sais ce qu’il veut que je dise : que cela n’est pas vrai, que l’enfer ce n’est pas les autres, que, le bonheur, on le trouve chez autrui, que, les autres, quoiqu’on en pense, à bien y réfléchir, eh bien, mesdames, messieurs, c’est le paradis. Tu parles !
Je commence à rédiger, à couvrir le papier écru de longues lignes au crayon. Le regard du professeur glisse sur l’ébauche de mon texte. Je le sens, un instant, se figer dans ma nuque. Je réajuste l’échancrure du tee-shirt. Il continue sa ronde, et, d’un pas lent, se dirige vers Max. Je dois me concentrer, ne pas me laisser distraire par les graffiti obscènes. Me mettre à la place de Max, ce n’est pas facile, ça me torture. L’air s’appauvrit d’oxygène, se vicie de carbone. Tenter d’employer ses formules ampoulées, capter le surdimensionnement de son ego. L’odeur du travail m’étouffe. Se placer en victime, reporter sur les autres les causes de sa solitude. Le professeur pointe un doigt cagneux sur le texte de Max, prononce un mot inaudible de son un air doucereux, puis, calmement, fier de lui, s’éloigne, poursuivant sa tournée, dans un relent de méthane. Max s’énerve, se racle le gosier et déchire sa copie.
Il me faut m’appliquer, compter les pas qu’il fait avec Victor dans la cour, lui laisser tendre vers les cieux un doigt pédant, peindre le regard oblique qu’il porte sur Juliette lorsqu’il effleure l’ombre du sureau. Ne pas oublier de dire « je » quand je parle en son nom.
Et moi ? Moi qui recroise les jambes l’une sur l’autre, qui mets en évidence l’usure du jean tout en restant discrète. Il passe à côté du muret sans me voir. Max m’ignore. Je suis comme une anguille, lisse et fluide, une volute supplémentaire dans les remous d’un torrent, insaisissable dans le sillage tourmenté que crée Juliette dans le fleuve de la vie. Les suivistes de mon genre ont fort peu d’existence ; mais sans doute, malgré tout, me voit-il dans le paysage, sans doute a-t-il perçu les sourires suffisants que j’émets quand Juliette mortifie l’orgueil d’un garçon, d’une fille. Vexé par la remarque du maître, Max fait table rase, recommence à zéro. Peut-être que, pour lui, entre autres, l’enfer, c’est moi.
L'hiver s'était fait long. Amélie avait six mois, le dos de Sandrine se portait mieux, le patron la congédia pour un motif bidon, question de ne pas attendre qu'elle s'engrossât de nouveau. Son chômage étant suffisant pour le loyer, les frais courants, elle décida de prendre une année sabbatique et rencontra le même jour un étudiant, mince, grand, bouclé, qui lui plut beaucoup. La bonne santé qu'il rayonnait, sa manière de la zyeuter quand elle dansait, sa timidité de vierge, lui donnaient beaucoup de charme. Il lui offrit un verre sans bégayer, mais presque. Ils se revirent chaque jeudi au Perroquet. C'était le jour où Jenny s'occupait du bébé. Platoniques, fort tendres, ils s'effleuraient du bout des doigts, du bout des lèvres. Un soir, ils couchèrent ensemble. Ce fut très doux. Elle ne le revit jamais. Elle reçut dix mois plus tard une bafouille de sa part qu'elle ne lut qu'en biais. Il la remerciait de lui avoir tout appris. "Enculé" fut l'épithète dont elle le qualifia.
« La maison était mitoyenne. Une fenêtre, une porte. À l’étage, deux fenêtres, sans symétrie. Le soir, l’été, la lumière chaude s’engouffrait par ces fenêtres et incendiait la chambre à coucher blanc et or de rouge et d’orange. Sandrine Gatti avait écarté l’édredon pastel et s’était assise sur le lit. Elle tenait sur ses genoux un petit pot de crème glacée acheté à l’instant au marchand ambulant. »
Elle adorait les revues, Cosmopolitan et Vogue. Ses clients aussi, même les hommes. Elle apprenait par coeur les interviews des faiseurs de modes, se montrait bienveillante avec tel nouvel acteur, telle égérie de telle marque. Sa préférence allait à Angelina Jolie dont elle avait presque l'âge. Non pas qu'elle lui ressemblât : elle était tout autant longiligne qu'elle se trouvait potelée. Elle aurait aimé, elle aussi, adopter une flopée de gosses, se marier incognito avec Brad Pitt. Elle avait toujours trouvé que Fabio lui ressemblait. Il avait quitté Elodie, son ex, à la fin des amours tumultueuses de Brad Pitt et Jennifer Aniston et ils s'étaient mariés à l'époque de Mr. & Mrs. Smith. Elle, qui avait toujours été fan de Friends, était devenue du jour au lendemain ennemie jurée de Jennifer.
Ils firent un “à fond”, glaçon compris, et, comme de coutume, en recommandèrent un, qu’ils burent plus lentement pour s’apaiser. On chantait encore Milord qu’ils passaient au suivant.
Elle déposa sur le cercueil la couronne de roses blanches que Sandrine avait choisie et, devant lui, bien en évidence, une photo de Fabio. C'était en juillet, dans le jardin. Libert était venu. Ils avaient fait une grillade. Fabio portait un marcel à petits trous et posait son bras autour des épaules de Sandrine. Son visage était inondé de soleil. Il faisait son plus beau sourire. Celui qu'elle aimait. Celui qu'il faisait quand il se moquait de lui-même. Ce qui, quand elle y réfléchissait, était devenu rare. Le portrait - un gros plan - représentait Fabio de trois-quarts, bronzé, les yeux bleus rayonnant en direction du photographe, un sourcil légèrement plus haut que l'autre, les cheveux courts gominés en bataille...
Cette image évoquait la chaleur de l'été, le fumet des viandes fortes rôtissant sur la braise, les cris de Libert quand il jouait avec Noémie, le goût du ketchup, des pommes de terre pétées*, les fous rires qu'ils avaient eus, le soir, quand Noémie dormait et qu'ils buvaient de la bière. Sandrine luttait contre les larmes, mais ses yeux se mouillaient. Elle appela Noémie pour qu'elle vint s'asseoir.
*cuites au four ou dans la braise.
Fred se leva, fit quelques pas dans l'allée centrale entre les chaises. Il tenait dans ses mains, qui tremblaient, un papier chiffonné. Sandrine ne l'avait jamais vu ainsi. Il n'avait pas cet air machiste de bourgeois insolent qu'il affichait d'ordinaire, mais celui d'un adolescent grandi trop tôt qui doit lire un poème en public. Son front était humide ; ses oreilles cramoisies...
Ecrire l'éloge funèbre d'un frère qu'il n'aimait pas n'avait pas été chose facile. Cécile, assise à côté de lui dans l'avion, s'en était rendu compte. Parfois, elle avait tenté de l'aider, de le distraire, mais soit il avait été comme absent, comme ailleurs, soit il lui avait vertement reclapé le bec. Ce fut d'ailleurs ce qu'il fit la dernière fois qu'elle lui adressa la parole en cours de vol.
Leur tournée continua au rythme des rencontres, des hasards, de la houle. Ils tanguèrent de bar en bar. C'était la tempête. Le vent leur crachait son écume à chaque angle des rues. Un vieux truc de poivrot pour reprendre pied : c'était de changer de quartier, d'aller prendre un kebab. Par le temps qu'il faisait, c'était l'idéal. Près de l'opéra, la pluie les giflait, la bise les mordait. Ils allaient contre vent d'est, presque en ligne droite. Arrivés place Saint-Lambert, ce grand trou, il n'y avait plus personne. Un moment, ils marchèrent à reculons, les bras en croix, dos au vent, soutenus par la bourrasque. L'air glacé leur pénétrait le corps. Bon Dieu qu'ils étaient bien !
Libert et Fabio s’engouffraient dans les rues étroites du Carré. Il y avait du monde. Malgré la pluie. Ils entraient au Seigneur d’Amay. Le Seigneur d’Amay. Pour un début. C’était un bon plan. Les mélanges, ils n’aimaient pas ; mais, là, ils prenaient toujours du coupé menthe. Alors ils prirent un coupé menthe. Parce qu’il était servi soigneusement. Dans un grand verre à cognac. Avec un glaçon. Quand on tenait le verre en haut et qu’on le balançait, le glaçon se balançait aussi. La lumière des quinquets se déformait au travers du liquide vert, plus menthe que menthe, où le sirop épais se diluait lentement, comme des algues autour d’un cube de glace. À côté d’un vieil âtre, un bossu rachitique accompagnait au piano une chanteuse grasse. « Allez venez ! Milord, vous asseoir à ma table. Il fait si froid dehors. Ici, c’est confortable. » Derrière la loupe du verre, il y avait les poutres en chêne du plafond haut. Ils firent un « à fond », glaçon compris, et, comme de coutume, en recommandèrent un, qu’ils burent plus lentement pour s’apaiser. On chantait encore Milord qu’ils passaient au suivant.
L'occasion était trop belle. Thérèse en profita pour exprimer ce que depuis longtemps elle ruminait :
"Dis-moi, Sandrine, prononça-telle de manière doucereuse, à propos de coupable. Est-ce que l'enquête avance ?
_ Certainement, (répondit Sandrine) sur le même ton, en levant les yeux de son portable que, justement, elle consultait. Vu les questions qu'ils posent, je crois qu'ils sont sur la piste du crime passionnel."
Elle se maîtrisait. Elle avait dit ces mots avec calme, posément. Seul un faible tremblement des mains dénonçait son anxiété.
Un silence se fit. Elle avait tous les regards rivés sur son visage où frémissait un sourire. Son coeur battait. Jean, dans son fauteuil, ne mâchait plus.
"Ils soupçonnent mon amant", dit-elle d'un sourire devenu franc.
Thérèse et Jean, qui n'aimaient rien tant que de briller dans une conversation, pâlissaient et ne disaient plus rien.
On sonna.
"Je vous présente Lazlo", ...