Le désespoir vous pousse à agir, mais parfois, il vous fait faire des bêtises.
Étendue sur le large canapé, dormait une jeune femme rousse ; un magazine ouvert gisait à ses pieds. Emmerich s'immobilisa devant elle et la contempla longuement, d'un œil froid. (...) Elle lui avait coûté une fortune. (...) Et maintenant, tout en buvant sa bière, il se demandait pourquoi il avait fait tout cela. Elle était belle comme le jour — ça, pas de doute — avec des cheveux splendides et un corps ravissant, mais, quand on la connaissait bien, on comprenait que ce n'était qu'une pauvre grue paresseuse, ignare et vénale.
Ces Américains de souche, ces protestants puritains, furent les abolitionnistes de la Guerre de Sécession, fanatiques dangereux qui détestaient le Sud non seulement à cause de l'esclavage, encore n'était-ce qu'une composante mineure de leur haine, mais également parce que la vie était moins étriquée dans le Sud, plus tolérante, empreinte d'une largeur d'esprit et d'une compréhension des autres que eux trouvaient immorales. Les petits-fils des abolitionnistes furent des partisans de la Prohibition, perpétuant, sans s'en rendre compte, la lutte engagée par leurs arrière-grand-mères contre la vie dangereuse qu'elles avaient connues à l'époque de la Frontière.

- Est-ce que tu peux me dégotter treize cents dollars, tout de suite ? J'en aurais besoin pour demain midi.
- T'es pas fou ? (...)
- Écoute, mon vieux. J'en ai besoin, et c'est pour la bonne cause.
- Qui c'est, la bonne cause ?
- C'est pour Dix, répondit Gus, tout à trac. (...)
- J'aimerais bien vous aider. Tu le sais, Gus. Mais j'ai des bouches à nourrir, un loyer à payer... sans parler du reste. Ce n'est pas que je ne l'ai pas, tu comprends... Seulement, j'en ai besoin pour ma famille.
- Ah ! Toi et ta famille ! cracha Gus. Attends un peu, et tu verras. Bientôt, ta Maria va devenir une grosse pouffiasse italienne ; et Petit-Louis, quand il aura seize ans, te dira que ce qu'il fait ne te regarde pas, et te traitera de vieux con. (...)
- T'es un fumier, Gus, pas de doute, t'es un vrai fumier, de me causer comme ça.
- Très bien ! Garde-le ton fric ! s'écria Gus. Un de ces jours, j'irai à ton enterrement et tu seras bien avancé, de te retrouver dans la peau du macchabée le plus riche de tout le cimetière !
A ses yeux, il existait deux sortes d'individus : les types "au poil", et les autres. Les autres, c'était la majorité, l'immense majorité.
- La violence est forme classique de la bêtise.
- Très juste ! répondit Emerich (...). Dans ma profession {N. B. : avocat}, c'est une des premières notions que l'on acquiert en ce qui concerne les clients !
Chaque être humain a ses faiblesses. C'est d'ailleurs pourquoi les prisons regorgent de clients : même si en théorie, les plans semblent parfaits, lorsqu'on passe à l'exécution — qu'il s'agisse d'un cambriolage, comme l'affaire Pelletier, d'une campagne militaire ou d'une grande combine commerciale, que ce soit légal ou pas, c'est tout pareil — il faut compter avec les êtres humains, qui tous obéissent à leurs émotions, à leurs penchants, à leurs complexes...
Ce n'est pas tellement ce qu'on gagne qui compte, c'est ce qui vous reste, je l'ai toujours dit. Tout ce qui brille n'est pas de l'or ; et je me répète toujours qu'un honnête homme, c'est le plus bel ornement de tout l'univers, même quand ma femme me dit qu'elle n'a rien à se mettre pour le grand bal du journal. Nous vivons dans un monde de fous, mes seigneurs. Et je suis le plus fou de tous. Regardez-moi. Pauvre mais honnête... et je passe mon temps à me faire du mauvais sang. Regardez mon patron, le vieux Gresham. Il possède cent cinquante millions de dollars, mais est-ce qu'il en jouit ? Aussi bizarre que ça vous paraisse, la réponse est : oui ! Il bouffe comme un cochon, boit comme un sénateur, et vivra probablement jusqu'à quatre-vingt-dix-neuf ans. Vous savez, quelquefois, je me demande ce que ça vaut, tous ces fameux proverbes...
Emmerich le raccompagna jusqu'à la porte et lui donna une poignée de main. La main de M. McDonald, à peine plus grande qu'une main d'enfant, était sèche et froide au toucher.
" On a l'impression d'échanger une poignée de main avec un lézard ", se dit Emmerich.

En retournant au living-room, Emmerich pensa soudain aux transes par lesquelles sa femme passait au début de leur mariage, lorsqu'il rentrait en retard ; elle s'affolait, alertait tout le monde, piquait des crises. (...) Maintenant... Oh ! ma foi... la vie passe, les choses changent, les sentiments s'émoussent !
Ce qui le ramena à Angela, la jeune femme rousse. Ah ! bon Dieu ! c'était une trouvaille, ce nom, pour une créature pareille ! Il aurait bien dû la laisser là où elle était. Par un jour de pluie, il était entré dans un petit restaurant chic du centre. (...) Ce fut Angela qui le conduisit à sa table. Elle souriait poliment, faisait son métier en conscience, sans s'occuper du reste. Mais tous les hommes présents, vieux ou jeunes, n'avaient d'yeux que pour elle. (...) Cette fille avait un corps délicat mais voluptueux ; et sa démarche — un mélange indéfinissable de langueur provocante et d'insouciance voulue — retenait le regard.
- Hé oui ! dit Emmerich en traversant le salon et en se laissant tomber dans un grand fauteuil à côté du divan où reposait Angela. Hé ! oui, je l'ai soulevée, moi, le héros, devant tous les autres mâles qui en verdissaient de jalousie. Maintenant, je l'ai. Ça me fait une belle jambe !
En tout cas, elle retournerait avant peu à son restaurant.