Citations de Yasmine Ghata (77)
Suzanne devint muette ce jour-là, la colère et la frustration étaient trop fortes. Aucun son ne pouvait plus sortir de sa bouche. Les mots étaient une forme de légèreté qu'elle semblait avoir perdue à jamais.
Ta survie ne dépendait plus que d’elle, elle était ton toit, tes murs et ton plancher.
Inséparable de ta valise, tu as dormi sept nuits dedans, le lit neuf te terrorisait. Une parcelle du Rwanda respirait encore à travers les lambeaux de cuir.
Tu te rappelles la faim, la soif, les nuages au loin qui barraient la route à tout espoir… Pour toi, elle loge un cadavre ; celui de ton enfance pillée, en lambeaux.
C'est la onzième nuit que tu passes seul sans tes parents, et cette nuit-là, plus qu'une autre, tu as vraiment compris qu'ils n'étaient plus de ce monde. Ce soir-là, tu as vu la réalité telle qu'elle est, sans te faire d'illusion. Tu n'es plus désormais qu'un orphelin qui vagabonde sans savoir où aller avec pour seul compagnon une valise vide qui t'escorte comme un fidèle parent.
Tu es resté plus de trois nuits à cet endroit où le chemin s'efface...
Ce que tu ignorais, c'est qu'aucun œil familier ne pouvait plus te voir. Leurs corps avaient été empilés non loin des caféiers du village, une fosse barrait le sol comme une cicatrice profonde faite à la terre.
Mon Dieu que cette odeur t'a rappelé des choses...Tu as fermé les yeux, et aussitôt des images se sont mises à défiler, des papillonnements de lumière.
Dormir dans cette valise t'avait protégé du froid, des bêtes sauvages, des pluies torrentielles et de cette brume épaisse qui te cernait. Recroquevillés, tes pieds étaient tous deux calés sur les bordures intérieures. Tu sentais les cailloux aiguisés à travers la peau épaisse, mais tu dormais quand même...
Vous étiez deux sur ce chemin. Seul, tu n’aurais pas survécu.
Les lattes du parquet grincent toujours, réaniment les détails d'une vie passée. A l'époque, la mère tapait sur une machine à écrire, ses doigts agiles sautaient sur les touches. Ce bruit était devenu un bruit domestique, tel le sifflement de la cocotte ou le bruit de l'aspirateur. Il y avait un son qui euphorisait par-dessus tout Suzanne, c'était le bruit de la serrure de la porte d'entrée audible de chaque extrémité de l'appartement. Les yeux rieurs, bien que fatigués, de son père la scrutaient comme un animal affamé d'amour.
Une maison vidée de ses occupants est un livre sans écriture, une histoire sans narrateur.
Cet objet souvent oublié, rarement beau, est gardé par devoir, par respect pour les ancêtres. Il n'est en réalité qu'objet de deuil. Les élèves ne peuvent s' empêcher de le toucher, de le scruter dans ses moindres plis comme s'il allait exaucer un voeu, produire un miracle. (p.31)
Regarder les choses revient à se regarder soi-même (p22)
Le lendemain, au moment où le soleil était au zénith, ton village ne comptait plus aucun habitant tutsi. Pas un seul sauf toi…
Tu as longtemps eu peur de la nuit avec cette croyance ancrée que l’on est plus fragile et plus vulnérable dans l’obscurité.
Rien n’indiquait sa hâte de quitter cet endroit qui était pourtant devenu à ses yeux une sépulture à ciel ouvert.
Les paroles pour l’un, l’écriture pour l’autre les conduisent à la recherche de soi.
"Plus rien ne peut te faire peur, toi qui as erré si petit dans ce paysage hostile. Si, une chose te fait peur, te terrorise même, c'est de raconter. Ces événements enfouis dans ta mémoire pourraient ne jamais avoir existé, tu te dis parfois que c'est une légende qui court sur ton enfance."
"Les heures passées dans cette salle de classe à dire l'indicible, à décrire l'impensable avaient exigé de lui un effort de mémoire que la moquerie de cet élève stupide réduisait à néant. Raconter son histoire, c'était la vivre et non la revivre. La souffrance d'Arsène ne pouvait se guérir qu'au moyen des mots."
La nuit, la mort rôde et visite les vivants. On peut se lever et suivre les morts sur un simple malentendu (…) J’ai longtemps eu peur de la nuit .Dormir dans ma valise les tenait à distance. »
Les calligraphes ne meurent jamais. Leur âme vagabonde aux frontières du monde habité cherchant à récupérer leurs instruments. Dieu les utilise pour révéler sa parole. Les prophètes la déclament, les calligraphes l'écrivent.