Suzanne Flon lit Elie FAURE
Suzanne FLON lit une page de
Elie Faure.
Velazquez, après cinquante ans, ne peignait plus jamais une chose définie. Il errait autour des objets avec l'air et le crépuscule, il surprenait dans l'ombre et la transparence des fonds les palpitations colorées dont il faisait le centre invisible de sa symphonie silencieuse. Il ne saisissait plus dans le monde que les échanges mystérieux, qui font pénétrer les uns dans les autres les formes et les tons, par un progrès secret et continu dont aucun heurt, aucun sursaut ne dénonce ou n'interrompt la marche. L'espace règne. C'est comme une onde aérienne qui glisse sur les surfaces, s'imprègne de leurs émanations visibles pour les définir et les modeler, et emporter partout ailleurs comme un parfum, comme un écho d'elles qu'elle disperse sur toute l'étendue environnante en poussière impondérable.
On a semé l'injustice, on récolte la vengeance.
Et l'on s'étonne que la vengeance ait pour compagne soit la haine, soit le mépris.
L’enfant, l’homme de peine, le plus inculte des manœuvres, le primitif peuvent explorer aujourd’hui les gouffres creusés par le télescope et le microscope et qui ne sont que l’antichambre des espaces infinis où la gravitation entraîne l’âme dans le vertige silencieux d’une mystique nouvelle, capable de trouver l’accord de l’humain le plus sensible avec le déroulement mécanique de l’univers le plus indifférent.
La machine universalise la poésie de la science. Jamais l’imagination n’avait eu de si grandes ailes.
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Témoignage de Margarita Nelken concernant Elie Faure :
Une fois, à Tolède, je le priais de dire quelques phrases aux volontaires républicains.
Il parla à ces jeunes ouvriers et paysans des Volontaires de Valmy, des combattants de la Commune et de la signification de La Marseillaise.
Dans la voiture, tandis que nous revenions vers Madrid, tout à coup il me dit
_ J'ai oublié de demander pardon.
_ Pardon de quoi ? demandai-je.
_ De ce que nous, les français et les autres peuples, nous ne faisons point.
Nous avons vécu deux ou trois siècles avec le sentiment que la
Renaissance italienne retrouva, pour notre consolation, la voie
perdue de l’art antique, et qu’il n’y avait avant elle et hors
d’elle que barbarie et confusion. Quand notre besoin de les aimer
nous a fait regarder passionnément l’œuvre laissée par les
artistes qui précédèrent, aux derniers temps du moyen âge,
l’essor italien, nous avons méconnu et calomnié l’Italie. Nous
lui avons reproché l’action qu’elle exerça sur les peuples occidentaux,
nous avons refusé de voir que les peuples occidentaux,
après l’épuisement momentané de leurs ressources spirituelles,
devaient subir la loi commune et demander à des élé-
ments plus neufs de féconder leur esprit. Nous sommes ainsi
faits qu’il nous est très difficile de nous placer hors de l’histoire
pour la considérer de loin et que nous attribuons trop volontiers
une valeur définitive aux sentiments que nos désirs actuels
nous dictent. Ce besoin d’absolu qui est notre souffrance
et notre force et notre gloire, nous refusons de l’accorder aux
hommes qui prirent, pour l’assouvir, un autre chemin que
nous.
Si les Grecs, et l’Europe à leur suite, ont eu le sentiment passionné des formes anatomiquement parfaites, il n’y a aucune raison pour que d’autres sentiments passionnés des apparences ne nous permettent pas de les pénétrer jusqu’à l’âme qui les habite. Il n’y a aucune raison pour que l’ordre à établir dans l’expression de ces sentiments ait éternellement pour base une eurythmie identique, ou même semblable, à celle qu’ont découverte les Grecs. Les Assyriens, les Egyptiens, les Egéens, les Chinois, les Hindous, les Mexicains, les Khmers, les Français du Moyen-âge ont dégagé, d’une même passion de vivre, des équilibres différents. La seule chose qu’il est désastreux d’oublier, c’est la matière tressaillante, sœur, image, modèle, symbole de la nôtre propre, de celle qui remue en nous et qui est à la fois, grâce au mouvement intérieur qui nous la révèle, la source, le refuge, le témoignage et le royaume de l’esprit.
La terre est la matrice et la tueuse, la matière diffuse qui boit la mort pour en nourrir la vie. Les choses vivantes s'y dissolvent, les choses mortes y remuent. Elle use la pierre, elle lui donne la pâleur dorée de l'ivoire et de l'os. L'ivoire et l'os, avant d'être dévorés, deviennent à son contact rugueux comme la pierre.
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Sur les femmes des Fêtes galantes de Watteau :
Il ne les caresse qu'avec ses harmonies errantes dérobées de çà et de là, comme le ferait quelque abeille du Nord, vivant dans les forêts mouillées ou sous les lustres de fête, à la poudre des cheveux blonds, à la rose des corsages, au brouillard laiteux et bleuté, à la mousse fleurie sur qui se posent les jupes et les mantes de satin, aux phosphorescences nocturnes que prennent les joyaux et les velours sous la lueur de la lune et des torches secouées.
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L’art, qui exprime la vie, est mystérieux comme elle. Il échappe, comme elle, à toute formule. Mais le besoin de le défi-nir nous poursuit, parce qu’il se mêle à toutes les heures de notre existence habituelle pour en magnifier les aspects par ses formes les plus élevées ou les déshonorer par ses formes les plus déchues. Quelle que soit notre répugnance à faire l’effort d’écouter et de regarder, il nous est impossible de ne pas en-tendre et de ne pas voir, il nous est impossible de renoncer tout à fait à nous faire une opinion quelconque sur le monde des ap-parences dont l’art a précisément la mission de nous révéler le sens. Les historiens, les moralistes, les biologistes, les métaphy-siciens, tous ceux qui demandent à la vie le secret de ses ori-gines et de ses fins sont conduits tôt ou tard à rechercher pour-quoi nous nous retrouvons dans les oeuvres qui la manifestent. Mais ils nous obligent tous à rétrécir notre vision, quand nous entrons dans l’immensité mouvante du poème que l’homme chante, oublie, recommence à chanter et à oublier depuis qu’il est homme, à la mesure des cadres trop étroits de la biologie, de la métaphysique, de la morale, de l’histoire. Or, le sentiment de la beauté est solidaire de toutes ces choses à la fois, et sans doute aussi il les domine et les entraîne vers l’unité possible et désirée de toute notre action humaine, qu’il est seul à réaliser.
Forme cylindrique, forme ovoïde, forme sphérique, rythme circulaire de la Chine ! La Chine tournera-t-elle donc toujours en cercle, du même effort patient, infatigable, lent, qui lui permet de maintenir le mouvement sauveur et de vivre sans avancer, ou brisera-t-elle ce cercle pour chercher l’idéal toujours renouvelé au sommet même du flot montant des choses et pour tenter de conquérir, dans cette poursuite incessante, l’illusion de sa liberté ? C’est probable. Elle s’agite. Ses cinq cents millions d’hommes vont être entraînés dans le mouvement occidental, rompre notre pénible équilibre séculaire, bouleverser le rythme économique de la planète, peut-être nous imposer à leur tour une immobilité qu’ils mettront mille ou deux mille ans à reconquérir. Nous ne savons rien. La complexité du monde actuel et futur nous déborde. La vie gronde, la vie monte. Elle livrera ses formes à ceux qui vont naître pour les consoler d’être nés.