"Nez rouge et dent cassée" d'Olivier Ka - Teaser
- Vous n'avez jamais eu envie d'aller voir ailleurs ?
- Où ça ?
- Je ne sais pas... à la montagne ? Changer de paysage, quoi. (…)
- Non. Ailleurs, c'est comme ici.
- Il y a des ailleurs très différents.
- Je ne crois pas. Où qu'on se trouve, on est toujours dans sa carcasse.
Des fois, dans la rue, il y a des enfants qui la montrent du doigt. Ils disent à leur maman :
— Regarde comme elle est grosse, la dame.
Ça me rend fier. Ma maman, elle pourrait prendre vingt enfants dans ses bras si elle voulait. Mais il n'y a que moi qui en profite.
Je lui ai demandé : "Pourquoi tu veux maigrir ?"
"Pour être plus jolie" elle m'a répondu.
C'est idiot. Elle ne sera pas plus jolie,
elle sera moins grosse, c'est tout.
Et moins tendre, et moins moelleuse.
Depuis le début, je me demande pourquoi Janis la laisse parler. Pourquoi elle ne l'envoie pas balader. Et je comprends, en fait. C'est parce que la femme en face de nous est pleine de détresse. Ma mère ne peut pas s'empêcher d'aider les gens en détresse. Les fragiles, les boiteux, les accidentés, les perdus, les malheureux. Elle les attire, elle les porte sur son dos, jusqu'à ce que leur poids trop important la fasse plier. Après, c'est à moi de la ramasser.
(p. 38)
« – Je te préviens, tu peux pas rester avec moi ! Moi, je suis seule, j’aime être seule, je ne te connais pas et tu ne veux rien me dire. Alors tu vas décider quelque chose, et rapidement »
[...] maman ne supporte pas les enfants exigeants, ceux qui réclament, qui somment, qui ordonnent. Dès qu'elle est en présence d'un de ceux-là, dans la rue, ou chez des amis, elle me dit : "Il mérite un bon coup de pied au cul qui le ferait décoller de trois mètres, celui-là." Et je me doute que c'est exactement ce qu'elle pense, à l'instant. "Vole, gamin ! Vole !"
(p. 133-134)
Devant nos difficultés à communiquer, et pour combler le vide, les parents de Fleur parlent d'eux, de leur mode de vie, d'harmonie et d'équilibre, de décroissance et de partage, de consommation folle et des ressources limitées de la planète.
C'est étonnant parce que je suis d'accord avec tout ce qu'ils disent, et pourtant je ne peux pas m'empêcher de trouver leur discours formaté, artificiel, prémâché, comme s'ils récitaient des préceptes appris par coeur. Tout en les écoutant parler, je me dis que ça doit être rassurant de savoir à ce point comment se comporter dans la vie, quelle position adopter exactement, quel avis avoir sur les choses. Je suppose que les militants politiques ou les adeptes d'une religion doivent jouir du même sentiment : être convaincu, voilà un état confortable.
(p. 78-79)
Je me trimballe un spleen permanent.
Et puis, j'ai honte.
Honte de m'être fait croire, pendant des années, que ce qui m'est arrivé n'est pas grave.
Les vieux sont amusants. Ils ont des tronches pas possible. A la sortie de la messe, ils forment des petits groupes et ils parlent en chuchotant et en secouant doucement la tête. Je les trouve à la fois tristes et rigolos.
Tu avais du pouvoir sur moi... Tu en as joué, abusé... Les mômes c'est de la pâte à modeler... tu poses tes doigts, l'empreinte reste. Tu m'as manipulé... Tu as brisé quelque chose en moi... définitivement.