Les nuages poussaient des flaques d’ombre bleue sur les trottoirs. Par la porte ouverte et par toute la devanture, le friselis des tilleuls venait papilloter autour du comptoir. L’odeur de luzerne s’amenait par paquets depuis les champs.
Elle se demandait quelle couleur pouvait avoir le soleil maintenant qu'on lui volait son fils.
- Et moi, je recule, dis-je. Je suis faible, je suis lâche sans doute. Je répugne à cette violence. Elle est certainement nécessaire, mais ma conscience se refuse à l’accepter. Je ne veux pas me conduire en brute parce que les Allemands se conduisent en brutes.
- Et tu te laisses égorger ! crie Marcel. Il faut agir.
- Et devenir, comme eux, des partisans aveugles, les poings en avant, abrutir les gens par une propagande identique à la leur, à cela près qu’elle affirme le contraire, forcer au mensonge, exécuter sommairement ! C’est tout cela, agir, comme tu dis. C’est passer dans leur camp tout en ayant l’air de les combattre, tout en luttant contre eux. C’est cesser d’être un homme... ça me gêne de les entendre appeler Boches.
- Tu exagères tes scrupules, dit-il. C’est de la faiblesse.
(...)
- J’admets qu’il faille purifier par le fer et par le feu, mais combien faut-il être pur soi-même pour se charger de l’exécution !
- Le Meur, dit Tattignies – il se polit le crâne à pleines mains – vous jugez comme si vous étiez au-dessus de la mêlée. Il arrivera un jour où vous n’aurez plus le droit de conserver cette attitude.
La demie de minuit sonne ; le silence, après, paraît plus profond. Je prête l’oreille. Pas le moindre bruit ; personne ne souffle ; pas de lumière. Le couvre-feu tient le village coincé : il est oppressé comme une poitrine sous un genou ; ça le serre. L’heure allemande. Je n’ai pas entendu sonner minuit ; l’heure boche ! Il est minuit et demi à Berlin.
A George May
mon ami qui fut obligé à l'exil
le temps qu'à nos clochers
sonnait l'heure allemande.
Je crispais les poings de rage quand la très mamelue vieille fille qui nous serinait le "caté" nous assenait ces sornettes médiévales en riboulant des yeux.
Je traverse tout Jumainville, au milieu d’une troupe d’Allemands plus bruyants que tout un charroi de betteraves. Et qui puent. (...) Ca pue le cuir, la chaussette, le drap militaire, le suint. J’avance dans l’odeur solide de la patrouille. On dirait un bateau. Ca fait refluer la fraîcheur de la nuit comme une onde, de chaque côté.
Sacrée Germaine ! Elle est la première à s’appeler Cuisse-Hospitalière. Comme dit mon grand-oncle : « C’est peau de mère en fille, dans cette famille ; mais c’est de braves peaux. » Les femmes de Jumainville, elles devraient lui être reconnaissantes de leur renvoyer un mari tout remonté et de bonne humeur.
L’attaque à main armée que venait de subir la ferme avait achevé la mise en déroute de ses conceptions les plus solides. Voilà des gens qui avaient eu cent mille francs au moins dans les mains(...) et ils se contentaient de cinquante billets de mille qu’ils n’emportaient même pas ! Ils les brûlaient... cinquante billets, ça faisait ça, au moins, d’épaisseur entre le pouce et l’index. Toutes les idées qui, jusqu’ici, n’avaient jamais prêté à l’ombre d’une discussion, des idées universellement reçues, des articles de foi – qu’un sou était un sou ; que l’argent, s’il ne faisait pas le bonheur, y contribuait largement, et que cent mille francs avaient deux fois plus de valeur que cinquante mille – toute cette construction était jetée à bas. Il en concevait de l’inquiétude.
Le but de la vie c'est la vie, il n'y a rien de mieux, c'est formidable, il n'y a que ça. faut-il parler de but ? Dans la vie le but ne compte pas, qui est la mort. Ce n'est pas l'arrivée le but du voyage, c'est le voyage. (p.37)