Et puis, quand nous en avons assez, nous montons sur le gaillard d’avant. Et la conversation alors devient plus sérieuse ; on est dominé sans s’en rendre compte par cette immensité qu’agrandit encore la pénombre du soir, par la mer qu’on entend et sur laquelle le soleil jette ses derniers rayons. C’est une heure un peu mélancolique toujours. Et les matelots si gais, si insouciants pourtant, tournent la tête vers cette dernière ligne lumineuse, très bas, à toucher l’horizon ; sans doute, les bretons songent à quelque coin sauvage de leur pays ; même dans un pays d’éclatante lumière, ils revoient leur chaumière triste, sous un ciel pluvieux. Et alors, à voix basse et monotone, ils racontent dans leur langue rauque quelque histoire de Korrigans aux matelots qui les écoutent, rangés en cercle sur le pont.
Hier, je me suis vu chargé d’apprendre aux matelots le nom des manœuvres. J’en avise un, je lui demande, en lui montrant la misaine, quel est le nom de cette voile. Il me regarde tout ahuri, et ne répond rien. Un gabier qui passait me dit : « Il ne comprend pas le français, monsieur. » Je passe à un second, et lui fais la même question. Il me répond dans une langue sauvage. « C’est un breton, me dit mon gabier. » Pour le coup, je n’y tiens plus, je vais trouver l’officier de quart : « Capitaine, mes hommes ne comprennent pas le français ! – Eh bien ! monsieur, me dit l’officier avec un sang-froid superbe, il faut le leur apprendre ! » Et je suis parti, en méditant sur les métiers bizarres qu’un officier de marine peut être appelé à faire.
Tous ces noirs sont bons enfants et reconnaissants. Qu’il serait facile de s’en faire des amis, si on leur témoignait un peu de bienveillance, si on ne les humiliait pas à chaque instant en les traitant de « nègres » ! Quelques sous, un vieux pantalon, un verre de rac, et ils sont attachés. Malheureusement, le vernis de civilisation que nous leur apportons les tue. Ils ne prennent de nous que nos défauts. Pauvres nègres !