AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
3,88

sur 52 notes
5
6 avis
4
19 avis
3
2 avis
2
0 avis
1
0 avis
Une nouvelle fois, je suis charmée par la singularité d'une auteure latino-américaine. Après Mariana Enriquez ( Notre part de nuit ) et Natalia García Freire ( Mortepeau ), c'est l'Argentine Selva Almada qui vient de me cueillir avec un roman étonnant qui tire un écheveau entremêlant réalité et rêve, humain et naturel, factuel et magie.

La scène d'ouverture présente une partie de pêche à la raie, brutale et viriliste au cours de laquelle une raie succombe par trois coups de feu après une lutte acharnée avec trois pêcheurs venus de la ville, deux amis dans la force de l'âge et le fils d'un autre, décédé il y a peu. Ils boivent, cuisinent, parlent, dansent. Jusqu'à entrer en contact avec les habitants de cette île loin de tout, entre fleuve, mer et montagne.

«  le vent se faufile entre les arbres et tout est si silencieux à cette heure que le murmure des feuilles grandit comme la respiration d'un animal immense. Il écoute sa respiration. Un souffle. Les branches remuent comme des côtes, se gonflent et se dégonflent avec l'air qui s'introduit dans les entrailles. (...)
S'il étend son regard, dans la direction où la rue descend, il parvient à voir le fleuve. Un éclat qui mouille les yeux. Et là encore, ce n'est pas un fleuve, c'est ce fleuve-là. Il a passé beaucoup plus de temps en sa compagnie qu'avec quiconque.
Alors.
Qui leur a donné le droit !
Ce n'était pas une raie. C'était cette raie-là. Une bête magnifique, déployée dans la boue au fond de l'eau, elle a dû briller, blanche comme une mariée dans les profondeurs que la lumière n'atteint pas. Couchée sur le limon ou planant avec ses voiles, comme un magnolia de l'eau, cherchant de la nourriture, poursuivant la transparence des larves, les racines squelettiques. Puis les hameçons accrochés à ses flancs, la lutte de tout l'après-midi avant de se rendre. Les coups de feu. Arrachée au fleuve pour lui être ensuite rendue.
Morte. »

Selva Almada imprime à sa prose un rythme contemplatif plus proche de la cadence poétique que de celle du pur roman, avec ces scènes courtes, condensées, avec son style épuré composé de phrases courtes aux descriptions ajustées, saturées de retours à la ligne. Les images créées sont précises et emportent le lecteur dans une atmosphère onirique, où la menace sourd dans un cadre bucolique qui n'a rien de pittoresque, éveillant la sensorialité du lecteur. Elle sait écrire les silences suspendus, ceux que la mort laisse dans le coeur fragile des hommes, disant avec une grande sensibilité ce qui les habite au plus profonde de leur âme. le tout dans une nature omniprésente qui enveloppe les personnages et le lecteur.

Le récit flotte, organisé autour de fragments du passé qui permettent de faire la lumière sur les forces et ambiguïtés qui relient les trois hommes, entre amitié, trahison et culpabilité, tous se débattant avec les fantômes de leur passé, notamment celui de leur ami mort noyé qui vogue au-dessus de ce week-end de pêche. Mais ce sont les personnages féminins les plus intéressants. Ce sont les femmes qui démystifie la violence masculine. Ce sont elles qui font basculer le récit en une nuit mythologique où tout va se jouer. C'est par elle que le surnaturel se déploie. Siomara qui, depuis un terrible drame, passe son temps à faire des feux, avec l'impression que le feu lui parle à travers ses crépitements. le feu expiateur, libérateur du chagrin et de la rage, passeur d'un monde à l'autre. Et puis ses deux filles qui surgissent dont ne sait où, telles deux sirènes des forêts qui ensorcellent les trois personnages masculins perdus dans cet univers où le fantastique semble irrémédiablement attaché à la nature et à ce territoire sacré qu'ils ont violé. Comme si le fleuve puis la forêt traversaient les hommes.

Un roman prenant à l'atmosphère mystérieuse quasi lynchienne, à la fois douce et tendue, brute et onirique.


Commenter  J’apprécie          1206
« Ce n'est pas un fleuve » , un récit complexe et dense où à travers une centaine de page Almada nous parle de vie, de mort, d'amour, d'amitié, de croyances et de peur. Trois hommes , un fleuve à l'eau épaisse et sombre comme de l'encre, une immense raie, et les souvenirs. Alors qu'ils ne savent que faire avec la bestiole qu'ils se sont acharnés à tuer et pendu à un arbre, le souvenir de l'ami noyé remonte à la surface....un noeud au ventre, l'angoisse qui revient encore , souvent. Et le tout accompagné de maté, toujours, cette boisson dont le partage ou le non partage signifie tant.

Dans un langage brut et poétique ( certains passages semblent des haïkus disséminés comme des petits cailloux ), présent et passé s'alternent et se confondent dans l'intemporalité d'une nature sauvage où la vie suit son cours sans tenir compte de l'homme, bien que ce dernier s'acharne à lui faire du mal. Une touche de réalisme magique encense l'histoire, brouillant les frontières entre rêve et réalité. C'est son quatrième livre que je viens de lire. Almada a une voix particulière et puissante dans la littérature argentine où elle touche au coeur des problèmes humains et sociaux avec une prose sobre et une grande sensibilité. Toujours des mères célibataires, femmes abandonnées réduites à l'image de leurs chattes, hommes éméchés qui font attention à ne pas confondre « passer un bon moment avec fonder une famille »😁et encore, …..et des descriptions fabuleuses, « Il était là, si grand, se tenant droit, si peu à l'aise parmi les mannequins et les cintres avec des habits magnifiques, sur un sol qui ressemblait au ciel tant il était propre, tant il brillait….qui ne savait pas quoi faire de ses mains, qui ne lui servent à rien quand il n'a pas une clope à la main, une canne à pêche ou un couteau pour ouvrir les poissons ». le plus court et le plus intense de ses livres, absolument à ne pas passer à côté !

« Le feu s'éteint avec le feu. »
« Parfois les rêves sont des échos du futur. »
Commenter  J’apprécie          10613
Les femmes ne vont pas à la pêche. Elles regardent partir leurs hommes au petit matin, entre copains, la musette bien garnie de remontants solides et liquides, et les voient rentrer, le soir ou à la fin du week-end, souvent sans poisson mais avec la gueule de bois. Ses souvenirs d'enfant intriguée par les escapades halieutiques paternelles ont inspiré à l'auteur ce bref récit aux confins du mystère et de la magie, là où, dans les eaux troubles du fleuve, se reflète et se réfracte un univers masculin teinté de fantasmagorie.


C'est donc l'une de ces sorties viriles, aux couleurs de la liberté au grand air, de l'alcool et de l'amitié, qui réunit sur le même bateau deux hommes et le fils d'un troisième, mort noyé au cours d'une autre partie de pêche des années auparavant. Dans la touffeur et sous les nuées de moustiques qui les assaillent sur le fleuve cerné par la forêt tropicale, leur journée de pêche bien arrosée s'achève dans un moment fort : la capture de haute lutte, conclue par trois coups de feu, d'une raie géante qu'ils ont suspendue comme un pavois entre les arbres qui enserrent leur campement sauvage sur une île.


S'ils pensaient être seuls, de multiples présences ne cessent en réalité de se manifester. Celle de l'ami disparu en ces mêmes lieux, bien sûr, alors que cette journée les renvoie à celle d'autrefois, qui mit si tragiquement fin à une longue camaraderie, entamée dans la plus tendre enfance et poursuivie jusqu'à l'âge mûr, avec ses hauts et ses bas, ses joies et ses trahisons. Celles aussi d'autres fantômes, prisonniers de l'île et du chagrin qu'ils ont laissé dans le coeur d'une mère depuis leur propre tragédie. Et puis, les habitants bien vivants de l'île, ceux pour qui le fleuve n'est pas un fleuve, mais leur fleuve, n'en déplaise aux étrangers ignorants.


Tandis que les bois craquent et bruissent d'invisibles souffles plus ou moins tangibles, que les remous et les réverbérations du fleuve laissent entrevoir des profondeurs aussi insondables que celles de l'âme humaine, et que les drames passés viennent mêler leurs brumes à celles du futur, se déploie l'atmosphère poisseuse d'un huis clos autour duquel virevoltent de noires ombres, créatures naturelles ou fantasmagoriques, issues du remords et de la culpabilité. Et dans la nuit où les mauvaises consciences se laissent envahir par les peurs les plus primitives, c'est comme si la nature, dans sa dimension la plus sacrée, n'avait de cesse d'expulser les intrus sacrilèges, pêcheurs tombés au rang de pécheurs.


Passablement déconcerté par l'étrangeté onirique du récit, le lecteur y trouvera un sens en se laissant porter par ses sensations poétiques. Comme dans un caléidoscope, au gré d'une succession d'impressions aussi changeantes et fugitives que la lumière à la surface de l'eau, alors que, tantôt l'on s'enfonce dans des tourbillons menant à d'obscures profondeurs, tantôt l'on s'aveugle de réverbérations trompeuses, c'est finalement l'image de la vie, avec ses magnificences et ses traîtrises, qui transparaît dans cet univers masculin, chamboulé par l'intervention des femmes. Alors non, ce n'est peut-être pas un fleuve, mais plutôt une image de la destinée humaine, que Selva Almada nous peint ici avec un impressionnant talent.

Lien : https://leslecturesdecanneti..
Commenter  J’apprécie          8712
On y retrouve trois hommes dans un bateau, mais ce n'est pas Jerome K Jerome et encore moins un paisible fleuve anglais. D'ailleurs ce n'est pas un fleuve.
J'y ai été embarquée par le chant de quelques sirènes, qui m'ont alléchée par leurs critiques (Merci Idil, Sandrine, Onee, Marie-Laure et quelques autres).
Ils sont donc trois. Deux plus âgés et le troisième qui est le fils de celui qui n'est plus, qui s'est perdu dans ce fleuve, qui était le dernier membre du trio, amis depuis longtemps. Ils partent entre hommes, pour quelques jours de pêche, sur l'ile. C'est l'été, il fait chaud très chaud. L'atmosphère est moite, poisseuse, les corps aussi. La bière pas toujours fraiche et le vin des dame-jeanne ne suffisent pas à rafraîchir durablement, mais concourent à embrumer les esprits. Et des lors, les souvenirs se mêlent au présent, les fantômes se mêlent aux vivants, la forêt et le fleuve ne sont pas les derniers à jouer leur rôle au milieu des humains.
Il est des livres que l'on lit très vite, parce que l'histoire nous entraine, car ce qui nous importe c'est de savoir ce qui va arriver. Et puis, il y a ceux dans lesquels on aime se perdre, errer au milieu des mots qui résonnent de façon magnifique dans notre âme, des livres dont on lit certains passages à voix haute pour mieux s'imprégner de leur musique, de leur ambiance si particulière, des livres qui nous happent par leur atmosphère.
Ce n'est pas un fleuve fait partie de ceux-là. L'auteure aime nous perdre entre réalité et souvenirs, réalité et monde des esprits, réalité et rêve. On se sait plus très bien où l'on en est, qui est autour de nous, et l'on quitte cette ile avec ces trois hommes, un peu soulagés d'y échapper, mais un peu groggy et dépossédés d'une part de mystère.
Merci infiniment à celles (et ceux) qui m'ont fait découvrir ce roman et aux Éditions Métailié pour ce partage #Cenestpasunfleuve #NetGalleyFrance
Commenter  J’apprécie          6316
« Le vent se faufile entre les arbres et tout est si silencieux à cette heure que le murmure des feuilles grandit comme la respiration d'un animal immense. Il écoute sa respiration. Un souffle. Les branches remuent comme des côtes, se gonflent et se dégonflent avec l'air qui s'introduit dans les entrailles. »


C'est dans cette ambiance que nous partons à trois, entre hommes, sur une île voisine pour quelques jours de pêche, arrosés de soleil et de bière. « C'est comme se faire des bains de bouche avec du coton. C'est seulement après la deuxième gorgée qu'arrive le liquide froid, amer. »
Les têtes tournent, un bateau tangue, des jambes se mouillent, les blagues viriles s'écoulent. Et l'on est si bien à se laisser bercer par ces bribes d'amitié masculine, brute mais profonde, propice à la méditation. « Quelque chose dans l'image des deux amis, le jeune homme et l'homme mûr, l'émeut. Il sent que le feu de l'après-midi lui caresse la poitrine, à l'intérieur. » Tour à tour la plume fouille les pensées, souvenirs et regrets de chacun.


Lorsqu'une raie énorme tend la ligne, l'un des trois fait feu et, acharné, l'achève de trois balles comme pour tuer définitivement le souvenir d'un autre corps effrayant du passé, surgissant des mêmes eaux - « C'est sûrement qu'il reste quelque chose des gens à l'endroit où ils meurent »… Un exorcisme seulement à moitié réussi, qui convoque plus de souvenirs fantômes qu'il n'en chasse, dans l'esprit des trois amis. Alors de retour au camp pour la nuit, c'est avec un bon feu rassurant que l'on tente de purger les fantômes du passé qui s'immiscent au gré des invocations de chacun, dans ce texte foisonnant aux temporalités multiples. Mais notre virée rallumera d'autres feux mal éteints dans la population locale, attisera des braises qui deviendront incontrôlables de la part de ces autres qui voient dans cette violence gratuite l'occasion d'exercer la leur. le feu crépite et enfle comme la colère et comme elle, si on ne le maîtrise pas, il nous brûle les ailes.


« Faire un feu, c'était sa manière de se libérer de la rage, de la faire sortir de sa poitrine, comme si elle leur disait : regardez comme ma colère peut être grande, attention, elle peut vous atteindre. »


On sort poisseux et ensuqué de ce magnifique récit onirique, comme au sortir d'un rêve qui a failli devenir cauchemar et dont on est finalement contents, et un peu étonnés, d'être sortis indemne avant qu'il n'empire et nous aspire dans sa noirceur. Ensorcelés par la plume aussi brute que poétique de cette auteure argentine, nous arrivons au coeur de l'histoire par le fleuve et l'on en repartira par lui, comme pour se laver de tout ce que l'on a lu, vécu, enduré ou imaginé entre temps, des heures écoulées sur ce long fleuve intranquille de leurs vies. Des heures qui compteront comme des années puisqu'en seulement 110 pages, Selva Almada parviendra, comme dans un rêve, à nous faire vivre à la fois de vieux souvenirs et des prémonitions, comme lorsque nos esprits se servent des rêves pour purger nos peurs et nos angoisses, superposant images et sensations, réelles et inventées, supposées ; craintes.


Si nos peurs sont souvent l'origine de la colère et de la violence qui naissent en nous, ce récit s'en nourrit lui aussi qui, comme un rêve, sera empli d'amitié partagées, d'émotions, d'angoisses et de violence. Une temporalité froissée, brisée, éparpillée en milles petits morceaux, comme autant de gouttelettes d'eau reflétant les mille facettes de nos personnages et qui, mises bout à bout, forment le long fleuve de nos vies intranquilles. Une très belle plume à (re)découvrir !
Commenter  J’apprécie          5939
Ce n'est pas un roman réaliste mais un roman tragique intense qui charrie les passions humaines et la mort.
Deux amis d'enfance nommés Enero et Negro et puis Tilo le fils d'un troisième décédé pêchent la raie et picolent de la bière, entre hommes, au milieu du fleuve immense, le temps d'un weekend qui aurait pu être paisible. Chacun d'entre eux se souvient des derniers jours du Noyé, le père de Tilo, mort dans le fleuve vingt ans auparavant , lors d'un été de plomb semblable. Soudain Enero tire trois coups de révolver sur la raie gigantesque. Il la laissent ensuite pourrir au soleil et la jettent dans le fleuve sans avoir mangé sa chair. Ils ont transgressé les habitudes ancestrales, commis un sacrilège qui n'aura pas échappé aux insulaires, eux mêmes ivres de violence et d'alcool ni à la Nature qui les avait accueillis...
J'avais adoré Après l'orage (2014) et Ce n'est pas un fleuve (2020) m'a fait forte impression aussi par sa thématique et surtout par sa qualité d'écriture.

La mise en page très sobre est celle d'un long poème. le texte est sans chapitre et pourtant limpide. Les phrases séparées par des alinéas ressemblent à des vers libres, de longueur variée. Les paroles des personnages sont présentées sans guillemets et se terminent par le verbe et le sujet du locuteur (Dit Enero, Dit Negro etc) comme s'il s'agissait de paroles essentielles voire sacrées et elles créent également un effet de surprise.

Le roman avance ainsi lentement et puis de manière sinueuse en faisant alterner la réalité crue et les réminiscences imbibées sur deux niveaux temporels. le présent avec la pêche et les vaines tentatives des amis pour noyer le passé dans l'alcool ; les avertissements inquiétants de la Nature qu'ils n'entendent pas ; les apparitions séduisantes de fantômes féminins ; la traque et le châtiment. Et puis le passé recomposé de manière fragmentaire. Celui des trois pseudo amis avec en plus les étranges rêves prémonitoires d'Enero où apparaît la figure terrifiante du Noyé que son parrain guérisseur n'aura pas su interpréter à temps. Celui aussi des Insulaires César, Aguirre et sa soeur à moitié folle, Gardienne du feu sacré et Mère outragée de Lucy et Mariela.

La complexité des personnages apparaît au fil du texte par petites touches qui nuancent les jugements du départ. La Nature est un personnage à part entière qui n'aime pas le tapage et encore moins la violence. La logique cartésienne cohabite avec la magie, les mythes, les croyances  et les vieilles superstitions rurales argentines qui rappellent aussi beaucoup les nôtres.

C'est un grand livre.
Commenter  J’apprécie          506
Quatrième roman de l'argentine Selva Almada, « Ce n'est pas un fleuve » est un roman court, atmosphérique, teinté d'un réalisme magique.
Le récit entraîne le lecteur dans un monde onirique et sombre, où la nature et la rivière, omniprésentes, se superposent aux liens forts qui unissent les trois hommes de l'histoire.

Ce livre m'a tout de suite séduite par son ambiance à la fois poisseuse et suffocante, son rythme lent et poétique, la proximité de la rivière, miroir des émotions humaines.
Et pour autant, ma lecture a été difficile et j'ai dû relire certains passages.

*
Le roman débute par une scène de pêche saisissante et particulièrement violente.
Enero et Negro, ont emmené à la pêche Tilo, le fils de leur ami décédé. Imbibés d'alcool, ils luttent depuis plusieurs heures pour ramener à eux une énorme raie. Ils finissent par l'abattre de trois coups de fusil.

« La lumière éclaire la raie, il en est surpris. Comme s'il s'attendait à ne pas la trouver accrochée à l'arbre, là où ils l'ont pourtant laissée quelques heures plus tôt. Il rit. Où aurait-elle pu aller ? Il la regarde de nouveau. Il se lève et s'en approche. Il l'observe. La touche. La peau est sèche et tendue. La chair de l'animal est tiède. Il la hume. Elle sent la boue. le fleuve. Il ferme les yeux et continue à renifler. Derrière toutes ces odeurs pointe une autre qui lui déplaît.
Il s'éloigne, fait un pas en arrière, l'observe de nouveau. Il secoue la tête. Qu'est-ce qu'ils vont faire de cette bestiole ? S'ils la laissent là, accrochée, la rosée va la faire gonfler et dès demain midi ils vont se retrouver avec quatre-vingt-dix kilos de chair pourrie accrochée à un arbre.
Enero éclate d'un rire retentissant. »

Un acte gratuit, car la raie, une fois morte, n'est plus considérée comme un enjeu de leur virilité. Et ils l'abandonnent.

*
L'intrigue est complexe.
Au plaisir de la pêche entre amis se mêlent les souvenirs de jeunesse, les souvenirs familiaux, la présence des villageois venus regarder la raie.

Le récit, dans sa structure, est pareil aux méandres de la rivière. Il ondule, il louvoie, il serpente.
Est-ce l'alcool ? La chaleur ?
Cette pêche à la raie est-elle le début ou la fin du récit ? A moins qu'elle soit les deux à la fois ?
Toujours est-il que les souvenirs se perdent dans les sinuosités de la rivière. Chaque phrase nous y ramène. le fleuve est là, omniprésent, s'accrochant à leurs jambes, voulant les ramener dans ses profondeurs.

Selva Almada se plaît à fusionner le temps. Les innombrables flashbacks donnent l'impression que le passé et le présent courent sur la même ligne temporelle.
Le lecteur voyage au fil de l'eau, se laissant porter par le rythme de la narration et le courant qui tournoie, ce courant dans lequel le passé et le présent, la réalité, le rêve ou la folie, se confondent subtilement. Comme un puzzle, le lecteur assemble les morceaux de cette histoire.

*
De quelques traits, l'auteure dessine des personnages réalistes.
A travers eux, elle aborde la masculinité et dénonce l'oppression patriarcale qui prévaut dans un pays où les hommes décident pour les femmes, où elles sont reléguées aux besoins des hommes et à la sphère domestique.
Ainsi, les faiblesses des personnages masculins servent d'ancre pour parler de la famille, des femmes, de l'amitié, des trahisons, et de deuil.

Dans le creux des bras de la rivière, coulent des notes de tristesse et de douleur très touchantes. Mais il y a aussi de l'affection et de l'amour dans ce roman.
J'ai trouvé les femmes de cette histoire belles, dans leur souffrance, leur désespoir, leur volonté de s'arracher à leur vie misérable et de s'émanciper, loin de la domination des hommes. J'ai eu de l'empathie pour Siomara qui exorcise sa douleur par le feu.

« Parfois les rêves sont des échos du futur. »

*
L'écriture est simple, brute, fluide et musicale.
Selva Almada a une façon très particulière d'écrire, poétique, imagée. Elle esquisse un tableau à la fois intense et profond, où l'âme humaine se reflète dans l'eau boueuse et méandreuse de la rivière. Elle réduit le langage au minimum, laissant les silences s'installer, omettant certains pans de l'histoire.

Elle dépeint l'atmosphère avinée et fiévreuse, où la nature, entre la forêt, les plantes, la rivière trouble, la viscosité de la boue, le bourdonnement des nuées de moustiques, la chaleur suffocante et l'humidité du fleuve contribue à nous immerger dans un environnement visuel et sensoriel. Les odeurs, les textures, les couleurs, les sons, la moiteur étouffante, emplissent l'atmosphère et nous enveloppent.

*
Pour conclure, l'atmosphère onirique et la puissance narrative empreintes de magie m'ont séduite.
Le temps, qui se brise en de multiples souvenirs décousus, l'atmosphère étrange, le rythme indolent, l'écriture lyrique dégagent un charme incontestable. Mais la douceur de l'écriture n'en est pas moins tranchante, saillante.

Je ne savais pas que ce roman était le dernier d'une trilogie sur la violence masculine. Il se lit séparément, mais cette lecture m'a donné envie de revenir au début et de découvrir « Après l'orage » et « Sous la grande roue ».
Commenter  J’apprécie          5018
Le soleil tape, frappe, cogne.
Les mots aussi.
Le vin également, la bière un peu tiède, un peu fade.
La pluie ruisselle sur les feuilles, le long de tes cuisses, ploc-ploc lorsqu'elle s'écrase sur l'eau plate du fleuve.

Étourdi par cette bière, par ces mots, par ce soleil, les pieds dans l'eau froide, le regard perdu sur le rivage. Les souvenirs refont surface toujours dans ces moments-là, celui ou après avoir bataillé des heures ou une vie à remonter une raie d'une grandeur bestiale, tu t'assois dos à la forêt, par moments hurlante, par d'autres silencieuse, et tu plonges ton âme dans le fleuve, eau sombre et noire.

Tu tournes la page, tu sens cette odeur de forêt prête à t'avaler si ton esprit s'y égare trop longtemps, entre le jaune des acacias et le rose des lapachos, l'arbre sacré des Incas, prêt à t'expulser si tu prends trop ton temps pour ramasser brindilles et bois morts afin de faire ton feu au bord du fleuve. Derrière toi, la forêt est maître. Devant toi, le fleuve est maître. Tu n'es que l'esclave de ces lieux. Tu n'es qu'une poussière envolée dans la moiteur de l'Argentine.

Tu tournes la page, tu écoutes cette musique, ces oiseaux colorés qui fredonnent, ce fleuve bouillonnant qui chantonne comme un air de bandonéon. Elle te transporte au-delà de ton imagination. Tu n'es plus dans un roman de Selva Almada, tu es au coeur de cette forêt, au bord de ce fleuve. D'ailleurs, tu sors de l'eau une Quilmès, assez fraîche, tu l'as bien mérité, un livre comme ça t'emporte si loin, bien plus loin qu'une raie au bout de ta canne à pêche.

Tu tournes la page, tu revois cette jeune femme au sourire argentin, assis à ta table, un verre de bière argentine. Tu l'imagines autour de ce feu, autour de ce fleuve. Ce n'est pas une femme... Elle t'ensorcelle de son jasmin, de son sourire qui te caresse le visage comme l'eau du rivage caresse sa peau caramel. Elle reste en toi, comme ce roman, comme ce fleuve, comme un moment de poésie qui a traversé ta vie. Inoubliable. Sur le fleuve. Dans la nuit.

Tu tournes la page, tu regardes cette raie qui commence à pourrir, chauffée par le soleil, tu entends ces trois coups de feu qui transpercent le silence de la forêt, tu sens, ressens l'atmosphère moite et bucolique, les larmes mouillées par les souvenirs, par les silences, par cette joie qui ne t'habite plus. Alors tu restes au bord du fleuve, à communier tes péchés, sombres comme l'eau, tristes comme le reflet de ton visage. Et à la dernière page, tu sais que tu as vécu un grand moment, des instants de poésie posés là entre chaque souffle, entre chaque phrase.

Ce n'est pas un fleuve, c'est bien plus. C'est une âme, argentine.
Commenter  J’apprécie          507
Sur un petit bateau au milieu du fleuve, trois hommes luttent depuis plusieurs heures pour sortir de l'eau la raie géante qu'ils ont ferrée. Ecrasés par la chaleur, la fatigue et le vin, ils viennent finalement à bout de l'animal à coups de revolver.
Plus tard, sur l'île où ils campent pendant ce week-end de pêche, les habitants s'approchent d'eux. Des hommes méfiants, des jeunes filles curieuses. L'atmosphère est tendue, la violence n'est pas loin.
Puis vient la nuit, affluent les souvenirs – le père d'un des trois hommes est mort noyé des années auparavant –, et les rêves, qui sont peut-être l'écho du futur.
Difficile d'en dire plus, car ce qui commençait comme une histoire réaliste se transforme peu à peu en récit onirique où les temporalités se mêlent et où les drames du passé ne se sont peut-être pas encore produits.
Est-ce la nature luxuriante, la chaleur tropicale, les odeurs, l'alcool qui provoquent cette confusion, qui exacerbent la violence des hommes ?
Dans un style brut, sec, épuré, Selva Almada fait de ce court roman un texte âpre et déroutant sur la vie, la mort et la violence, défiant la rationalité et la chronologie. Mais un texte puissant, envoûtant, poétique, qui réussit le tour de force de faire surgir tout un monde en quelques mots. On dirait de la magie.

En partenariat avec les Editions Métailié.
Lien : https://voyagesaufildespages..
Commenter  J’apprécie          492
Quand la mort étend ses tentacules

L'argentine Selva Almada nous entraîne dans une nature sauvage où vit un petit groupe d'habitants qui tentent de survivre dans ce milieu hostile, générateur de tensions et de violence.

C'est l'histoire de trois copains, trois garçons qui ont grandi ensemble et que l'on retrouve au début du roman lors d'une partie de pêche. Après plusieurs heures à traquer une raie géante, ils vont parvenir à leurs fins et sortir l'animal géant de près de 100 kilos du fleuve.
«Tous les trois sont déjà des hommes. Pas des gamins, comme Tilo en ce moment. Des hommes qui approchent de la trentaine. Célibataires. Ils n'allaient pas se marier. Aucun d'entre eux n'allait se marier. Jusqu'à ce jour, du moins, aucun d'entre eux n'allait se marier. Pour quoi faire. Ils étaient là les uns pour les autres. Et quand ce n'était pas le cas, Enero avait sa mère; Negro avait ses soeurs, qui l'ont élevé; Eusebio pouvait avoir qui il voulait. Alors à quoi bon se maquer avec une fille, puisqu'il pouvait les avoir toutes.»
Mais à l'image de leur prise, ce gros poisson qui fait leur fierté, ils se heurtent à l'indifférence d'une micro-société qui a appris qu'il n'y a aucune raison de fanfaronner dans ce coin perdu d'Argentine, que seules les tournées de Maté et l'ivresse qui les accompagnent peuvent leur faire oublier leur condition peu enviable.
À la suite de la disparition d'Eusebio, emporté par le fleuve et dont les plongeurs finiront par retrouver le corps, une suspicion générale s'installe. du côté des anciens, du côté des femmes et même au sein du groupe désormais décimé.
La raie va finir par suivre le chemin d'Eusebio et provoquer colère et incompréhension. La mort va étendre ses tentacules. C'est dans cette chaleur moite, ce climat très lourd, tendu, que l'on va finir par comprendre le concours de circonstances qui a conduit au drame.
Selma Almada a expliqué que lorsqu'elle était enfant, elle voyait son père partir à la pêche avec ses amis et revenir après quelques jours, la plupart du temps sans poissons mais avec la gueule de bois. Des souvenirs d'enfance qui souvent chez elle forment le point de départ de ses romans. Les fidèles de l'autrice argentine se souviendront avec bonheur de Après l'orage, Les Jeunes Mortes ou encore Sous la grande roue. On y retrouve cette plume âpre et sensuelle, ces paysages qui sont des personnages à part entière et ce goût particulier à sonder l'âme humaine dans des situations de crise. C'est alors – comme ici – qu'elle se met à nu. La violence qui sourd derrière les silences et qui se nourrit des légendes – forcément noires – que l'on aime à se raconter pour conjurer la peur.

Lien : https://collectiondelivres.w..
Commenter  J’apprécie          290




Lecteurs (127) Voir plus



Quiz Voir plus

Les classiques de la littérature sud-américaine

Quel est l'écrivain colombien associé au "réalisme magique"

Gabriel Garcia Marquez
Luis Sepulveda
Alvaro Mutis
Santiago Gamboa

10 questions
371 lecteurs ont répondu
Thèmes : littérature sud-américaine , latino-américain , amérique du sudCréer un quiz sur ce livre

{* *}