Quatrième roman de l'argentine
Selva Almada, «
Ce n'est pas un fleuve » est un roman court, atmosphérique, teinté d'un réalisme magique.
Le récit entraîne le lecteur dans un monde onirique et sombre, où la nature et la rivière, omniprésentes, se superposent aux liens forts qui unissent les trois hommes de l'histoire.
Ce livre m'a tout de suite séduite par son ambiance à la fois poisseuse et suffocante, son rythme lent et poétique, la proximité de la rivière, miroir des émotions humaines.
Et pour autant, ma lecture a été difficile et j'ai dû relire certains passages.
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Le roman débute par une scène de pêche saisissante et particulièrement violente.
Enero et Negro, ont emmené à la pêche Tilo, le fils de leur ami décédé. Imbibés d'alcool, ils luttent depuis plusieurs heures pour ramener à eux une énorme raie. Ils finissent par l'abattre de trois coups de fusil.
« La lumière éclaire la raie, il en est surpris. Comme s'il s'attendait à ne pas la trouver accrochée à l'arbre, là où ils l'ont pourtant laissée quelques heures plus tôt. Il rit. Où aurait-elle pu aller ? Il la regarde de nouveau. Il se lève et s'en approche. Il l'observe. La touche. La peau est sèche et tendue. La chair de l'animal est tiède. Il la hume. Elle sent la boue. le fleuve. Il ferme les yeux et continue à renifler. Derrière toutes ces odeurs pointe une autre qui lui déplaît.
Il s'éloigne, fait un pas en arrière, l'observe de nouveau. Il secoue la tête. Qu'est-ce qu'ils vont faire de cette bestiole ? S'ils la laissent là, accrochée, la rosée va la faire gonfler et dès demain midi ils vont se retrouver avec quatre-vingt-dix kilos de chair pourrie accrochée à un arbre.
Enero éclate d'un rire retentissant. »
Un acte gratuit, car la raie, une fois morte, n'est plus considérée comme un enjeu de leur virilité. Et ils l'abandonnent.
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L'intrigue est complexe.
Au plaisir de la pêche entre amis se mêlent les souvenirs de jeunesse, les souvenirs familiaux, la présence des villageois venus regarder la raie.
Le récit, dans sa structure, est pareil aux méandres de la rivière. Il ondule, il louvoie, il serpente.
Est-ce l'alcool ? La chaleur ?
Cette pêche à la raie est-elle le début ou la fin du récit ? A moins qu'elle soit les deux à la fois ?
Toujours est-il que les souvenirs se perdent dans les sinuosités de la rivière. Chaque phrase nous y ramène. le fleuve est là, omniprésent, s'accrochant à leurs jambes, voulant les ramener dans ses profondeurs.
Selva Almada se plaît à fusionner le temps. Les innombrables flashbacks donnent l'impression que le passé et le présent courent sur la même ligne temporelle.
Le lecteur voyage au fil de l'eau, se laissant porter par le rythme de la narration et le courant qui tournoie, ce courant dans lequel le passé et le présent, la réalité, le rêve ou la folie, se confondent subtilement. Comme un puzzle, le lecteur assemble les morceaux de cette histoire.
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De quelques traits, l'auteure dessine des personnages réalistes.
A travers eux, elle aborde la masculinité et dénonce l'oppression patriarcale qui prévaut dans un pays où les hommes décident pour les femmes, où elles sont reléguées aux besoins des hommes et à la sphère domestique.
Ainsi, les faiblesses des personnages masculins servent d'ancre pour parler de la famille, des femmes, de l'amitié, des trahisons, et de deuil.
Dans le creux des bras de la rivière, coulent des notes de tristesse et de douleur très touchantes. Mais il y a aussi de l'affection et de l'amour dans ce roman.
J'ai trouvé les femmes de cette histoire belles, dans leur souffrance, leur désespoir, leur volonté de s'arracher à leur vie misérable et de s'émanciper, loin de la domination des hommes. J'ai eu de l'empathie pour Siomara qui exorcise sa douleur par le feu.
« Parfois les rêves sont des échos du futur. »
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L'écriture est simple, brute, fluide et musicale.
Selva Almada a une façon très particulière d'écrire, poétique, imagée. Elle esquisse un tableau à la fois intense et profond, où l'âme humaine se reflète dans l'eau boueuse et méandreuse de la rivière. Elle réduit le langage au minimum, laissant les silences s'installer, omettant certains pans de l'histoire.
Elle dépeint l'atmosphère avinée et fiévreuse, où la nature, entre la forêt, les plantes, la rivière trouble, la viscosité de la boue, le bourdonnement des nuées de moustiques, la chaleur suffocante et l'humidité du fleuve contribue à nous immerger dans un environnement visuel et sensoriel. Les odeurs, les textures, les couleurs, les sons, la moiteur étouffante, emplissent l'atmosphère et nous enveloppent.
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Pour conclure, l'atmosphère onirique et la puissance narrative empreintes de magie m'ont séduite.
Le temps, qui se brise en de multiples souvenirs décousus, l'atmosphère étrange, le rythme indolent, l'écriture lyrique dégagent un charme incontestable. Mais la douceur de l'écriture n'en est pas moins tranchante, saillante.
Je ne savais pas que ce roman était le dernier d'une trilogie sur la violence masculine. Il se lit séparément, mais cette lecture m'a donné envie de revenir au début et de découvrir «
Après l'orage » et «
Sous la grande roue ».