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La sublime et troublante couverture est à l'image de ce texte incandescent. J'ai eu un véritable coup de coeur pour cette lecture non consensuelle, d'une beauté rare à la tonalité sépia. Métaphores et scènes sensorielles étonnantes m'ont ensorcelée, m'ont prise et enroulée dans leur toile. Toile surréaliste sur laquelle perle une poésie, inquiétante et lyrique, telles des gouttes de rosée dans lesquelles s'abreuver. Ces gouttes font office de loupe mais tout y est un peu flou…l'ambiance l'emporte sur le fonds et nous buvons ce petit lait noir avec délice tout en frissonnant. Ne pas redouter la métamorphose mais la désirer, la transformation permettant de basculer dans l'autre monde, non pas celui des morts, non, mais celui des insectes. Kafkaïen me diriez-vous, gothique plutôt, noir mais d'un noir lumineux tel le noir des carapaces, brillantes et lisses, puissantes et géométriques, parfaites, des insectes, souvent redoutés, rarement aimés. Quelques vagues baudelairiennes aussi nous assaillent de leur écume à la lecture de ce livre, lorsque les insectes prennent vie de façon explosive grâce à la décomposition de la chair…une charogne…La vie des insectes plus forte que celle des humains, vie éclatante et foisonnante, sur le dos de la mort humaine. Terreau fertile. Résurrection de la chair. Nous sommes dans les pensées d'un petit garçon Lucas (quel âge a-t-il ?) qui grandit dans une société où la religion catholique est très présente, et surtout au sein d'une famille dysfonctionnelle. Même si l'endroit n'est jamais mentionné, il me plait d'imaginer qu'il s'agit d'une zone reculée de l'Equateur, pays d'origine de la jeune auteure, Natalia Garcia Freire. le père autoritaire, à la fois vénéré et haï, est désormais mort et enterré dans ce qui reste du jardin de la mère, mère considérée comme folle (son amour absolu pour les plantes et pour son jardin ayant fait d'elle une personne impie, impure, aux yeux de l'idéologie bien-pensante où seul Dieu doit être adoré) et internée de force après l'arrivée de deux étranges personnages malsains et moribonds au sein même de la maison, deux étrangers que le père, en bon croyant, a accueilli comme des frères. « Dieu ordonnait cela. Eh bien, allez dire à votre Dieu que maintenant ils dorment dans votre lit, portent vos vêtements et ont enterré votre corps dans votre jardin pour le piétiner tous les jours ». Le petit garçon, orphelin, revient vers la maison familiale, veut réintégrer la maison de son enfance, désormais habitée par ces deux monstres. Ces deux êtres sales, dont la peau se desquame, peaux mortes semblant pourrir la maison, le jardin, les récoltes… Maltraité, triste prince d'un royaume d'insectes et de végétaux, Lucas survit comme il peut dans le jardin à l'abandon, et parle au père enterré. Ou plutôt il crie silencieusement. Il crie toute sa haine de la religion et du patriarcat, sa haine des pensées utilitaires de ce père dérisoirement dévot, dénoué d'attention pour la nature, pour les plantes et les insectes, ce dont lui, Lucas, vénère depuis tout petit. le ton se veut cynique, poétique, brutal, viscéral : « Mais à présent, avec tous ces vers autour de vous, vous devez vous dire qu'en fin de compte ces choses-là avaient leur importance, n'est-ce pas ? Puisque ces asticots s'insinuent dans votre bouche et vos oreilles et, qui sait, peut-être même dans votre cul, et qu'ils vous piquent la nuit ; qu'ils rampent le long de votre corps, de haut en bas, cherchant ce qui reste de vous et qui pourrait leur servir, qu'ils se posent sur vos mains et vos pieds en se tortillant. Vous n'avez pas l'impression qu'à la fin de la vie, à la fin de tout, ils sont plus forts que nous ? ». Il lui parle donc à ce père, dans un mélange de haine mais aussi de vénération, vouvoiement respectueux et distant car homme, malgré tout, à l'image de Lucas : « Cette terre comme un miroir. Moi d'un côté. Vous de l'autre ». Mais même mort il est encore capable de lui soulever le coeur. Ce ne sont pas les insectes qui sont issus de la puanteur et de la pourriture mais bien les êtres humains à ses yeux. Si laids, si sales, si brutaux et médiocres, se transformer en insecte serait la solution finale pour rejoindre ce monde de perfection au plus près de la terre nourricière, au plus près des racines végétales, au plus près des forces telluriques, loin de la société des hommes : « Je sors, déambule dans le jardin jusqu'à ce que je découvre une parcelle de terre où creuser un trou, un berceau. Je m'y roule, me frotte contre la terre et en tire du plaisir. La terre apaise mon corps muet, mon coeur se multiplie. Les lombrics ont dix coeurs. Et ils rampent. Je me frotte jusqu'à avoir les coudes et les genoux en sang, jusqu'à égratigner cette peau qui n'est pas la mienne. Je mange des racines et de l'herbe sèche, j'en avale autant que possible pour m'expulser ensuite : naître est ainsi. Je veux liquéfier mes viscères, oublier mon langage, brouiller les mois et sortir de ce corps. Ci-gît un prince en son royaume profané. » Quelle beauté que ce monde de l'infiniment petit, dont Lucas comprend le langage secret ! Quelle force dans ces armures noires si protectrices en comparaison de nos peaux mortes. Voyez le chapitre consacré à l'araignée, pour moi, arachnophobe, ce fut une lecture faite réellement les yeux écarquillés : « J'adore Mademoiselle Nancy. Je l'ai rencontrée en traînant près des buissons désordonnés, dans la vieille terre. Elle scrutait un trou en forme de volcan d'où sortaient des fourmis, cachée derrière un tronc de trompettes-des-anges, ses pattes de velours déployées. Quel plaisir de la voir ! Dans la nuit d'encre, elle était le noir le plus chaste [… ] Déjà adultes et vêtues avec élégance dès la naissance, les araignées ont des pattes majestueuses et leur corps ovulaire fait songer à un joli cul dissimulé derrière une mousseline ». Un premier roman délicieusement horrifique, pour ma part inoubliable, j'attends avec curiosité et ravissement le prochain livre de la prometteuse Natalia Garcia Freire, déjà désireuse de retrouver cet univers si singulier ! Et n'oublions jamais en attendant : « Tout cela nous entoure. Pendant que nous dormons ils sortent pour mener leur vie tels les dieux de nos rêves, se promènent dans les parages, et un jour ils régneront de nouveau sur ce monde qui leur appartient ». + Lire la suite |