Au décès brutal de son père, Fazil, le narrateur, connaît la précarité. La riche famille de marchand dont il est issu est ruinée. S'il peut continuer ses études, c'est grâce à une bourse et au logement modeste qu'il trouve dans une auberge. Là, il croise un père qui peine à nourrir sa fillette ; un homme qui se prostitue, souvent violenté par des religieux ; un journaliste de l'opposition ; de pauvres gens qui cherchent à subsister.
C'est une nouvelle vie pour Fazil - qui jusqu'ici a été très protégé - plus frugale, qui l'amène à découvrir les réalités sociales et politiques de son pays, la Turquie, dont est originaire l'auteur. Des familles sont spoliées de leurs biens du jour au lendemain, sans motifs ; les barbus traquent tous ceux qui ne se conforment pas à la loi islamique et donnent du bâton ; les opposants sont emprisonnés, torturés. Une violence qui n'épargne personne.
A cette dure réalité s'opposent les élans amoureux du jeune homme. Dans les bras de
Madame Hayat, plus âgée que lui, il s'ouvre à la volupté, aux plaisirs de l'amour, à la sensualité. A une certaine philosophie de la vie aussi : accueillir le meilleur, ne pas craindre l'avenir, jouir de la beauté :
« - N'aie pas peur, Marc Antoine… Il ne faut avoir peur de rien dans la vie… La vie ne sert à rien d'autre qu'à être vécue. La stupidité, c'est d'économiser sur l'existence, en repoussant les plaisirs au lendemain, comme les avares. Car la vie ne s'économise pas… Si tu ne la dépenses pas, elle le fera d'elle-même, et elle s'épuisera. »
Avec Sila, étudiante comme lui, dont la famille connaît également un revers de fortune, c'est l'amour de la littérature qui l'emporte. Une communion intellectuelle qui se transforme rapidement en relation amoureuse. La jeune femme souffre davantage que Fazil de la déchéance sociale, de la pauvreté et forme le projet de quitter la Turquie pour le Canada. Pour elle, pas d'avenir pour les jeunes dans ce pays qui opprime, qui pratique la corruption comme un sport national et contraint ses habitants au désespoir.
Deux femmes, deux visions du monde, deux facettes de la Turquie. Fazil ne peut choisir, ne veut choisir. Envouté par ce que les deux femmes ont à lui offrir, il quitte les bras de l'une pour se réfugier dans ceux de l'autre – charmé par la fougue de Sila comme par les caresses sensuelles de
Madame Hayat, sans vraiment avoir l'impression de les trahir tant ce qui les unit diffère. Assez étrangement, en effet, je n'ai jamais senti de duplicité chez le jeune narrateur, généreux et totalement engagé dans chacune des deux relations. Néanmoins, il y a toujours un moment où il faut choisir et, en cela,
Madame Hayat est un beau roman sur l'entrée dans l'âge adulte et sur les choix qu'il faut finalement effectuer.
Au-delà de l'histoire individuelle, il reste le portrait d'un pays que sa jeunesse souhaite fuir à tout prix et dans lequel les adultes se résignent à vivre la pauvreté, l'injustice et la répression.
Un beau moment de lecture, un personnage féminin inoubliable, sublime
Madame Hayat.