Madame Hayat ou le soleil apprivoisé
Fazil est un jeune homme de bonne famille, plus préoccupé de littérature que de la vie réelle, vie qui a été plutôt douce jusqu'au jour où son père est terrassé par un AVC probablement déclenché par la ruine de son entreprise.
Il va devoir apprendre vite à se débrouiller seul et sans abandonner ses études comme il en fait la promesse à sa mère.
Il commence par quitter sa colocation luxueuse pour intégrer une modeste pension de famille interlope.
Puis il gagnera quelque argent en faisant de la figuration pour la télévision.
C'est ainsi qu'il rencontrera deux femmes :
Madame Hayat femme mûre et libre et Sila jeune fille dans la même situation familiale que lui.
« La pauvreté m'avait enlevé beaucoup de choses en un rien de temps, c'était bien plus que de l'argent que j'avais perdu. Je ressemblais à un bébé tortue à qui on a retiré sa carapace : vulnérable, désorienté, privé de toute protection. […] Et de me découvrir être si peu de choses, une fois l'argent retiré, cela me faisait honte. »
A travers ces trois destins se dessinent les changements d'un pays, la Turquie qui n'est jamais nommé.
C'est un arrière-plan très présent et totalement explicite.
Lors de ses cours de littérature il aura le loisir de méditer sur cet enseignement :
« Nous voyons ainsi apparaître la différence entre une liberté qu'on gagne en se pliant aux règles, d'un côté, et une liberté obtenue à force de les défier. »
Madame Hayat va être un rayon de soleil dans la jeune vie de Fazil qu'elle s'ingénie à appeler
Marc Antoine. C'est une femme qui possède un bien précieux : le sens de la vie. Elle dévoile peu de choses d'elle, elle sait que sa relation avec ce jeune homme est une parenthèse enchantée, même lorsqu'ils se comportent en couple, elle n'est pas dupe. Jamais elle ne se plaint ou essaie de le détourner de sa vie. Avec intelligence et instinct de survie elle lui enseigne, l'air de rien, une certaine sagesse en dehors du plaisir des sens.
Madame Hayat est toujours de belle humeur et croque la vie à pleines dents.
« Elle était absorbée dans cette solitude qui n'appartenait qu'à elle, qui la divertissait, qui la rendait heureuse, et elle m'avait oublié. Combien de fois, par la suite, je devais la voir se retirer dans cette solitude-là, un sourire satisfait au coin des lèvres. Et quand je lui parlais, elle en sortait aussitôt avec la même sérénité, le même naturel qu'elle y était entrée. La solitude était son nid. Elle s'en évadait avec la même grâce qu'un oiseau qui s'envole hors de son nid, ses grandes ailes ouvertes, sans le moindre effort. Cette extraordinaire aptitude à la solitude était une autre de ses qualités pour moi inédites, et sa solitude m'enchantait, elle me donnait envie d'y entrer à mon tour. »
Quel beau portrait de femme !
L'une par sa maturité taira ses sentiments, l'autre par son immaturité ne les abordera pas.
Et comme cela ils vont faire un bout de chemin.
Cela n'empêchera pas Fazil de nouer une relation avec Sila. Cette dernière rêve de fuir sa situation en allant vivre et étudier au Canada. Elle a peur de tout, se sent étrangère et ne supporte pas sa nouvelle condition.
C'est une période trouble où certains préfèrent le suicide à la prison. Tout peut être prétexte à arrestation. le danger est partout.
« Mais, plus que la peur, ce qui me troublait, c'était le sentiment d'humiliation qu'elle faisait naître, et bien qu'ignorant de qui et de quoi j'avais peur, je me sentais profondément humilié. »
Ahmet Altan nous offre une ode à la liberté, à la culture, à la littérature, en mots à la simplicité trompeuse car ils engagent une réflexion en profondeur sur ce qu'est la vie dans un régime totalitaire.
Celui qui a écrit Je ne reverrai plus le monde et qui est enfin sorti de prison, en revenant à la fiction montre combien la vie est fragile et le sens de ce qu'il écrivait :
« Je ne suis pas en prison, je suis écrivain. Enfermez-moi où vous voulez, je parcours encore le monde avec les ailes de l'imagination. »
©Chantal Lafon
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