Citations sur Le Ghetto intérieur (192)
Qu'est-ce qui nous fait sentir une chose plutôt qu'une autre ? Qu'est-ce qui fait que parfois nous disons que nous sommes juifs, argentins, polonais, français, anglais, avocats, médecins, professeurs, chanteurs de tango ou joueurs de football ? Qu'est-ce qui fait que parfois nous parlons de nous-mêmes en étant si certains que nous ne sommes qu'une seule chose, une chose simple, figée, immuable, une chose que nous pouvons connaître et définir par un seul mot ? »
Brutalement, à ce moment-là, Vicente était devenu étranger à lui-même. Il était devenu un autre, un autre vide de sens, vide d’espoir, vide d’avenir.
Ses pensées s’étaient de nouveau perdues dans la grande plaine enneigée. Il ne sentait plus rien. Seules quelques gouttes d’acide tombaient régulièrement dans son ventre, creusant un sillon lancinant pour lui rappeler son malheur.
Il voulait tout faire taire. Il voulait que tout soit, pour toujours, aussi silencieux qu’une grande plaine enneigée. Et il s’y efforçait avec une telle persévérance, avec une telle obstination, que souvent il y parvenait.
-C'est ce qu'on fait depuis la nuit des temps, non ? On aime nos parents, puis on les trouve chiants, puis on part ailleurs... C'est peut-être ça, être juif...
-Oui... Ou être humain.
Il voulait tout faire taire. Il voulait que tout soit pour toujours aussi silencieux qu’une grande plaine enneigée… La musique l’aidait…La passion selon St Matthieu, Mozart, Beethoven… des Allemands. Trois Allemands.
Il avait été un homme comme tant d’autres hommes… et soudain sans que rien ne change dans sa vie de tous les jours, tout avait changé. Il était devenu un fugitif, un traître. Un lâche. Il était devenu celui qui n’était pas là où il aurait dû être, celui qui avait fui, celui qui vivait alors que les siens mourraient. Et à partir de ce moment-là, il a préféré vivre comme un fantôme, silencieux et solitaire
Depuis qu'il avait commencé d'entrevoir ce qui se passait en Europe, Vicente s'était senti de plus en plus juif. Mais cela ne servait toujours pas à le rassurer. Avant 1939, Vicente s'était beaucoup demandé s'il était ceci ou cela, argentin ou polonais, juif ou athée. Et il avait soulagé sa conscience, ou alors l'avait-il tourmentée, en songeant que ne sachant pas du tout ce qu'il avait de commun avec lui-même, avec celui qu'il avait été la veille ou avec celui qu'il serait le lendemain, avec celui qu'il était lorsqu'il était ivre de bonheur ou celui qu'il était lorsqu'il était ivre de rage, avec celui qu'il avait été lorsqu'il était enfant ou celui qu'il serait lorsqu'il serait grand-père, comment pourrait-il savoir ce qu'il avait en commun avec n'importe quel Argentin ou avec n'importe quel Juif dont il ignorait absolument tout ?
[...] lorsqu'il marchait, il aspirait à ce que les mots s'absentent tellement de son esprit que la pensée elle-même disparaisse. Mais malheureusement, si l'immobilité est le contraire de la mobilité, si le silence est le contraire de la parole, rien n'est le contraire de la pensée, rien ne s'oppose à cette activité de l'esprit : ne pas penser n'est qu'une autre manière de penser.
Et on a été élu, mais on n'a jamais vraiment si pourquoi on avait été élus. On a été élus seulement pour se poser la question de pourquoi on a été élus !
C'est ça ! On est juifs.
C'est ce qu'on fait depuis la nuit des temps, non? On aime nos parents, puis on les trouve chiants, puis on part ailleurs... C'est peut-être ça être juif...
Oui... ou être humain.