Citations sur Aurélien (297)
Que ma vie est pâle derrière moi ! Rien ne s’y est inscrit qui en valût la peine. Est-ce ainsi pour tout le monde ? Il doit y avoir des destins chargés de soleil, comme les raisins noirs. Pourquoi pas moi ? Pourquoi cette fuite en quête de rien, cette longue fausse manœuvre, ma vie ?
Si l’on pouvait, en soi, quand les fleurs vont se faner, les arracher tout de suite, et en remettre d’autres ? changer la couleur du cœur pendant la nuit… demeurer toujours à cet instant de la floraison parfaite… oublier… ne pas même oublier… ne pas avoir à oublier…
C’est singulier ce qu’une chambre comme ça, quand tout est rangé, qu’il fait grand jour, a peu à voir avec la même chambre aux lumières, dans le désordre du soir, et celui de l’amour.
Elle se méfiait de Lucien. Avec ses airs de tout comprendre. Cette sentimentalité. Il s’agissait bien de Lucien. Mais il fallait écrire régulièrement, une fois la semaine. Simplement pour éviter les catastrophes, le chantage à l’inquiétude. Il y a des êtres, ils vous tyrannisent rien que d’exister. On met entre eux et soi des centaines de kilomètres, rien n’y fait.
Elle venait de mesurer un monde, un abîme. Et ce monde-là, cet abîme, c’était le monde qu’il portait en lui, Aurélien… Un homme n’est pas seul. Et ce qu’il pense, ses idées, c’est ce que pense ce monde, ce sont les idées des autres, de tous les autres autour de lui, la famille, les copains, les indifférents, Mme Duvigne…
Si on a regardé un homme jusqu’à ne plus voir en lui que ce qui le fait différent des autres, le particulier en lui, il est bouleversant de retrouver, avec d’autant plus de force qu’on l’oubliait déjà, que l’essentiel en lui c’est ce qui ressemble aux autres.
Elle veut garder cet amour, elle craint pour lui le feu du plaisir, l’assouvissement. Elle ne veut rien donner, tout prendre.
Le temps s’en va, comme si on avait l’éternité à soi, comme si ce qui faisait son prix eût été qu’on le gâchât. Pourtant, elles ont, ces journées, un ver dans le fruit : la certitude jamais oubliée de leur fin, l’obsession de leur brièveté, la connaissance anticipée de cette séparation qui a le goût de l’irréparable.
Si Bérénice était pour Aurélien le piège auquel il devait fatalement se prendre, il était lui-même pour Bérénice l’abîme ouvert, et elle le savait, et elle aimait trop l’abîme pour n’y pas venir se pencher.
Mais il arrive que les hommes devinent les femmes, par un instinct animal, une expérience de mâle qui vaut bien cette divination féminine dont on nous rebat les oreilles. Aurélien, d’abord éveillé par cette expression surprenante, qui cadrait si mal avec la femme qu’il avait tout d’abord aperçue, l’avait oubliée, quand s’était établi entre Bérénice et lui un rapport plus important que les jugements d’un tiers. Ainsi s’approchait-il du gouffre, après avoir été tenté par le gouffre, ne sachant plus qu’il en était un. Et leur roman, le roman d’Aurélien et de Bérénice était dominé par cette contradiction dont leur première entrevue avait porté le signe : la dissemblance entre la Bérénice qu’il voyait et la Bérénice que d’autres pouvaient voir, le contraste entre cette enfant spontanée, gaie, innocente et l’enfer qu’elle portait en elle, la dissonance de Bérénice et de son ombre. Peut-être était-ce là ce qui expliquait ses deux visages, cette nuit et ce jour qui paraissaient deux femmes différentes. Cette petite fille qui s’amusait d’un rien, cette femme qui ne se contentait de rien.
Car Bérénice avait le goût de l’absolu.