« Au milieu de la nuit, ça le reprit, l'angoisse. La sensation d'un bras autour de la gorge. Sueur, tremblement. (…) Il respira le plus lentement possible, emplissant chacune des alvéoles de ses poumons. Calme. Il leva la tête vers le ciel. Et la lune lui apparut grosse, ronde, d'un rouge profond. L'éclipse totale. (…) Une goutte de sueur coula le long de son front, froide. Il frissonna ».
En lisant ces phrases, je m'aperçois que j'ai eu le même sentiment, les mêmes sensations. le vide, l'obscurité, l'incapacité de me concentrer, à lire ne serait-ce que quelques pages. Totale éclipse. Des effets secondaires qui obstruent la lumière, une sorte de coma mental, le moteur qui cale et refuse de redémarrer. Attendre que ça revienne, de l'intérieur, comme cette forêt primaire, lue récemment. Résistance. le début de ce nouveau roman semble m'apaiser, me réanimer. Lecture. Je reviendrai vers l'écriture après la dernière page, le dernier mot. Peut-être passerai-je comme un vent fou...
Voilà c'est fait. L'ours est sorti de sa tanière. Deux semaines de ténèbres, deux jours de lecture. La vie reprend, par petits bouts, au fil des pages. S'accrocher. Pour ne pas oublier. L'attention joue au yo-yo, la tension fait de même. Une idée survient, une phrase se construit, ça gicle. L'écrire à l'instant. Peur de la perdre dans ce désordre intérieur. Faire le point à chaque fin de chapitre. Seul moyen d'avancer, pour reprendre goût à l'écriture. Finalement, je n'ai pas attendu la dernière phrase. Chroniquer au fur et à mesure, ça rassure, j'en suis sûr. Pas de vent fou, juste des rafales de bise, qui m'affalent, je les brise.
Tenir. le sujet s'y prête. La montagne, ça vous gagne. L'épilogue sera le sommet. Plus qu'à gravir, étape par étape, en faisant des lacets, pour se délasser.
« La nuit était une pieuvre qui l'attirait dans ses tréfonds, des abysses sombres ».
Je la note celle-là, elle me parle. C'est à propos de Gaspard, le berger. Encore un, c'est fou ce que ce prénom attire les auteurs (voir la chronique « Le pays où l'on n'arrive jamais »). Lui aussi part, en estive, avec ses moutons. Moins d'une centaine, à l'ancienne.
« Elle avait levé les yeux et, juste au-dessus d'elle, à quelques centaines de mètres, l'ourse jouait les équilibristes dans les éboulis. Indifférente à sa présence, l'animale retournait d'énormes pierres pour trouver insectes et charognes ».
Alma, c'est la scientifique, venue étudier le comportement des plantigrades, car avec les ours ça se dégrade. Elle va faire un rapport. La déclaration de « Alma, halte à » la peur, biodiversité égal santé. Almaty maintenant, mais elle ne changera pas de nom, rester elle-même, c'est capital.
« Au moment de se saisir du petit, la lueur ténue de la flamme éclairait le regard de l'autre ourson, un regard d'absolue terreur, qu'il a soutenu. Puis vite, il s'est alors tiré hors de la tanière, le captif contre son torse. (…) Il l'observe – son nez pointu, les yeux ardents, les oreilles qui complètent le triangle de son visage, et la peau nue, noire, de ses plantes de pieds, puis son ventre. Il laisse glisser son regard vers le bas pour déterminer le sexe de l'animal. Une femelle, c'est une femelle ».
La femelle a son Jules, un jeune de la vallée, qui fréquente les montreurs d'ours. Il ne demande qu'à devenir saltimbanque à son tour. Il va élever l'oursonne, pour qu'elle se dresse sur ses pattes et fasse des tours. Année 1883, elle ne sait pas encore ce que sera sa vie d'ourse.
Plus d'un siècle plus tard, ses descendants descendront de la montagne, sans fer dans le nez, et s'en prendront à quelques moutons. Pourquoi s'en faire ? Vengeance, juste retour de bâton ? La tension est à son paroxysme, 16-10, la mienne suit le mouvement, je tiens le coup, attention, silence, moteur, ça tourne !
« La crête d'Ilia, la chienne s'est engagée dans cette direction, il regarde. C'est là où elle a basculé, rejoint le grand vide, comme les bêtes parfois dérochent, passent par-dessus bord. Lunita, reviens, merde ! Et de fixer encore l'endroit exact où elle est tombée »…
Le drame, ça le crame, Gaspard. L'an dernier, Ilia part, il y a un vide, le mal au bide, tenace, les rides, qui menacent. Pour ça, repartir, sans souffrir le martyre, effacer le sort, qui a perdu le corps, oublier la mort. Compter les moutons, c'est la saison, recoudre les boutons, se faire une raison. La vie continue, l'espoir s'insinue, dormir en chien de fusil, « pas tout » à fait rassuré, redouter l'amusie, les sons sont torturés.
Hier, je reçois une notification, un commentaire, sur une autre chronique, conspiration des Illuminati, il est passé comme un vent fou, comment taire l'anachronique, tu l'ignores ou tu le niques, les modérateurs ont sévi, pas l'temps pour d'autre avis, tu cries, tic-toc ! C'est la vie.
« Et soudain, dans la falaise, un tichodrome échelette. Elle ne lâcha pas l'oiseau-papillon de sa longue-vue. Avec son bec long et fin, il cherchait des insectes dans les anfractuosités de la roche, s'y accrochant de ses pattes. Il s'envola subitement, découvrant l'intérieur de ses ailes arrondies, d'un rose explosif ».
Alma, quelle chance tu as, loin des réseaux sociaux, à contempler les zoziaux, tu en prends plein la vue, quelques secondes de bonheur qui valent plus que de longues heures à chercher les traces, qui s'effacent. Tête en l'air, tête en bas, tant à faire, n'oublie pas, juste se taire, suivre ses pas.
Maintenant, je le sais, je suis embarqué, je vais aller au bout, l'énergie revient, même si les nerfs me rappellent la douleur. Rester concentré, moi aussi je veux savoir, le fin fond de l'histoire.
« Elles tournent. Une petite foule s'est massée. Encore, encore un tour. Et Jules ne voit plus que son ourse dressée, répétant à l'infini la rotation qu'il exige d'elle, et cette femme hypnotique, dont le corps réalise des révolutions autour de l'animale, jusqu'au vertige. Et lui, et elle, et l'ourse, tournent encore ».
Jules est « monté, vide, et au » sommet de son art, au Chili « con carne », la chair de ses deux partenaires illuminent les yeux du public agglutiné devant le spectacle de cirque ambulant. Cruel destin du fauve asservi, seul animal à marcher comme les humains, imitation de la danse endiablée d'une espèce en sursis. Qui est le sage, qui est la bête ?
Des personnages puissants, hauts en couleurs, à l'image de ce décor de théâtre, mais vivant, sauvage, la nature à l'état brut.
Dressage et élevage, deux mots qui dominent dans le paysage. Doit-on dresser pour s'élever ?
Le plantigrade qui se dégrade sur l'estrade, le prédateur qui fait peur à toute heure, le fauve qui se sauve à l'aube mauve.
Tradition, malédiction, superstition, disparition, mission, réintroduction, cohabitation, tension, prédation, exaspération, exécution.
En montagne, ça castagne ! La loi du plus fort aboutit à la mort, celui qui hiberne est en berne. Faudrait que les moutons pâturent pendant
l'hiver, ou que les ours s'endorment en été… Mais le monde est ainsi fait qu'il y a des querelles de territoire. N'est-ce pas les humains, qui en viennent aux mains, entre eux, hargneux. Alors, l'animal, moindre mal, une espèce en moins ne changera pas la face du monde ! Et si c'était justement l'espèce humaine qui disparaissait…
De Clara Arnaud, j'avais lu « Au détour du Caucase », une sorte de conversation qu'elle fit avec un cheval, qui l'accompagna dans son périple asiatique. Ici, dans les Pyrénées, s'y ajoute une profondeur exaltée, un lyrisme envoûtant,
Jean Giono et
Bernard Clavel réunis, nature et sentiments, histoire et description scientifique, avec des mots simples qui sentent bon l'authenticité.
Pas de parti pris, rien que du véridique, j'étais dans l'histoire, en estive.
La lumière est revenue, je suis sorti de ma tanière. La tension a chuté, l'attention s'est redressée. Lecture et écriture, c'est dans ma nature. Sans rupture, pour la suite.
Moi, l'obsédé textuel, je laisse la parole de fin à un autre solitaire chanteur de mots, Alexis DjosHKounian.
« Ours bipolaires,
Ermites en colère,
En apesanteur entre les deux hémisphères.
Dans tes jours amers,
Ton regard se perd
Entre l'eau et le feu qui clashent dans ta chair ».