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Critique de Berthelivre


Un paquebot qui offre un retour dans le temps plus qu'un voyage dans l'espace. Ce temps, c'est celui de l'année 1932.

« Les récits des grandes traversées sont le fait de voyageurs de première classe, éventuellement d'ecclésiastiques en seconde, mais rarement de passagers de troisième, émigrants démunis ou soldats du rang. Ils ont d'autres soucis. »
Le roman de Pierre Assouline ne déroge pas à la règle. Je n'y ai pas aperçu l'ecclésiastique de seconde classe, et le narrateur, libraire de livres anciens, qui tient une sorte de journal de la traversée, ne croise à aucun moment de migrant démuni ou de soldat du rang : « je me trouvais là parmi des êtres comblés de biens sans nombre, si peu habitués à s'entendre répondre « non » qu'il n'était jamais inutile de leur rappeler ce qu'est l'existence dans la vie normale. Dans leur détachement insolent, le souci de l'argent qui vient à manquer, le spectre de la maladie, l'angoisse de la mort, tous ces maux du commun semblaient glisser sur eux. »

Je retrouve cette habileté d'Assouline à donner vie à un microcosme, à l'intérieur d'un lieu délimité, qui m'avait séduite dans « Lutetia ». Sur ce paquebot, des personnes dont la préoccupation essentielle est de se montrer comme membres à part entière de cette société flottante, voyageuse, cosmopolite et privilégiée. Et privilégiée, elle l'est, puisqu'elle a embarqué sur le Georges Philippar pour sa grande croisière inaugurale vers le Japon.

Année 1932, Assouline n'omet rien du décor de l'époque : les noms des grands couturiers et des parfumeurs, des maroquiniers, des bijoutiers, dont les passagers emportent des créations sur le paquebot, la description de la piscine « longue de quarante-deux mètres et large de huit (…) toute de placages de sycomore et d'acajou, en pierre de Cassis polie et en marbre bleu turquoise », le protocole tacite qui règle l'assistance aux repas, et même les menus, les plats et les vins servis.

Comme Bauer, le narrateur, est doué d'une mémoire prodigieuse, le récit est parsemé de l'évocation de ses lectures et des citations qu'il en a conservées. Ce qui m'agace autant que ça me réjouit, puisque, moi, je ne suis même pas capable de réciter « La cigale et la fourmi ». J'ai voulu relever le nom des livres cités, je me suis lassée de ce petit jeu à la page 300. Mais ça donnait déjà cela :

Candide – Voltaire
ShakespeareV. Hugo
La Montagne magique - Thomas Mann
Mort à Venise - Thomas Mann
Michel Strogoff – Jules Verne
La Nef des fous – Sébastien Brant
La chèvre de Monsieur Seguin – A. Daudet
L'éducation sentimentale - Flaubert
Knock – Jules Romains
La RechercheProust
Les Provinciales - Giraudoux
Oblomov - Gontcharov
Tintin au Congo - Hergé
Les Buddenbrook - Thomas Mann
Une Ville flottante - Jules Verne
Le Bachelier - Jules Vallès
Le voyage - Paul Morand
Le Feu-follet – Drieu La Rochelle
The Waste Land - T.S. Eliot
Notre jeunesse - Péguy

Et puis il y a bien sûr, les échanges, les discussions souvent houleuses, dans cette petite société cosmopolite, à propos du contexte politique dont les informations arrivent jusqu'au bateau : Hindenburg est réélu président du Reich, mais le parti d'Hitler remporte plus de 35 % des voix. Certains s'en félicitent, Bauer, lui, voit l'avenir en noir.

Pessimiste, il l'est autant, depuis qu'il a embarqué, sur la sécurité du paquebot que sur l'évolution de l'Allemagne. Et après un moment d'une grâce ineffable où, au large du cap Guardafui, en pleine nuit, des marins portugais vont entonner « un choeur poignant » sur des paroles de Camoens, le feu se déclare à bord.

J'ai cherché en vain la traduction de ce texte :

«O Cabo vê já Arómata chamado,
E agora Guardafú, dos moradores,
Onde começa a boca do afamado
Mar Roxo, que do fundo toma as cores;
Este como limite está lançado
Que divide Asia de Africa; e as milhores
Povoações que a parte Africa tem
Maçuá são, Arquico e Suaquém.»

Peut-être un traducteur émérite se présentera-t-il sur Babelio ?

Roman dense, foisonnant de références, d'évocations du climat politique de l'époque, et de personnages dont Assouline a fouillé les caractères et les comportements. Certains attachants, d'autres effrayants, quelques-uns ridicules ou caricaturaux, mais jamais loin d'une humanité réelle et authentique.

Il faut bien un incendie pour me décider à débarquer de ce paquebot et revenir au présent. A regret.
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