Citations sur Soudain, seuls (163)
Une poigne violente leur agrippe le ventre, une bouffée âcre leur remonte dans la gorge comme une brûlure , un tremblement incontrôlable les agite. La baie est vide.
Il a terriblement maigri, chacune de ses articulations fait une protubérance malsaine sous la peau. Il marche à petits pas, comme un vieillard, se déplacer l’épuise. Malgré tout, il fait des efforts désespérés pour ranimer la flamme de son optimisme légendaire. Il a fabriqué des dés et des dominos avec des chutes de bois et les a polis avec soin, soucieux de leur esthétique et de leur durabilité. Cela agace Louise de le voir absorbé par ce travail inutile, mais il n’y a rien d’autre à faire, alors autant qu’il s’occupe. Cela l’énerve encore plus qu’il tente de jouer la normalité.
« Une partie ? Il faut que je prenne ma revanche, tu as été trop forte la dernière fois. Cette fois-ci, je parie mon bol de soupe de ce soir.
– Arrête de faire l’imbécile, regarde-toi, tu n’as que la peau sur les os.
– Justement, un bol d’eau chaude de plus ou de moins… »
Louise est saisie d'une angoisse. Ils ne sont pas seulement abandonnés sans feu ni lieu, ils sont condamnés l'un à l'autre, l'un avec l'autre, ou l'un contre l'autre. Quel couple résisterait à ce genre d'enfermement ?
Chaque matin est une aventure, chaque jour différent, chaque soir les laisse repus de leurs découvertes et de leur liberté. Ce voyage n'est pas seulement de grandes vacances, ils y trouvent une exultation qui tourne à l'exaltation.
Le courage physique ne s'apprend pas, il s'expérimente.
Rien n'est réglé, des mots ont été prononcés, entendus qui ne s'effaceront jamais. Mais il faut faire bonne figure car la perspective de la solitude est pire encore que celle de leur mésentente. Leur relation est devenue comme une assiette de porcelaine. un objet de précautions et de soins exagérés.
Liberté, sécurité, responsabilité sont les trois pointes d'un impossible triangle.
Peu à peu, elle devient plus loquace. Raconter libère. Elle avait peur, en convoquant ses souvenirs, de raviver le cauchemar. C’est le contraire qui se produit. Si elle raconte, c’est parce qu’elle est là, bien vivante, dans ce sympathique restaurant londonien, avec ce type attentif.
Au-dessus du lavabo couvert de chiures de mouche, un miroir la fait violemment sursauter. C’est elle, ça ? Ces cheveux plaqués qui lui font un crâne d’oiseau ? Ces yeux démesurés enfoncés dans des orbites violine ? Cette peau couperosée couverte de plaques noirâtres de crasse mêlées de brûlures de froid ? Ce visage de cadavre, oui, c’est le mot qui lui vient aux lèvres. Elle comprend qu’elle est arrivée au bord du précipice, de l’épuisement, de l’anéantissement. Elle doit d’abord se protéger avant de porter secours à qui que ce soit. Elle, Louise, doit vivre, on verra après. Cela lui rappelle l’annonce de sécurité dans les avions qui l’a toujours choquée, où l’on explique qu’il faut d’abord mettre son propre masque à oxygène avant de passer celui de son enfant. Elle comprend maintenant pourquoi ils ont raison.
Jamais aucun homme n’a marché là. Ce sentiment, qui l’aurait fait jubiler lors de ses randonnées alpines, la plonge dans un abîme de frayeur. Où sont les hommes dont elle a si désespérément besoin ? Ils semblent s’être évanouis à jamais. Elle est seule au monde. Plus tard, en y repensant, elle sera incapable de dire comment elle n’est pas morte de froid, de faim, perdue là-haut.