Citations sur Soudain, seuls (163)
Ils se sont résolus à se rationner à un manchot par jour et par personne. Les meilleurs morceaux sont frits à la graisse d’otarie pour midi, le reste en une mixture étrange dans laquelle ils laissent mijoter des heures les lambeaux de chair, les os écrasés et même la peau qu’ils dédaignaient auparavant. Matin et soir, ils délayent au maximum cette soupe et l’eau chaude qui leur remplit le ventre leur donne une brève impression de satiété. Le reste du temps, la faim leur tord l’estomac, leur donne des frissons, leur tourne la tête, leur provoque des éblouissements soudains et paralyse chacun de leurs mouvements comme s’ils se débattaient dans une toile d’araignée. La faim leur ronge aussi l’esprit, les empêche de penser, de faire des projets, glaner une poignée de coquillages à marée basse sont leurs seules occupations, mais même ça leur répugne.
Elle tape du poing, faisant s’envoler des pichenettes de sable, envahie d’une détresse intolérable. La violence qui a explosé entre eux la fait trembler. Si elle avait eu un couteau, elle le lui aurait planté dans le dos, à lui, l’homme qu’elle déteste soudain au plus profond d’elle-même. Elle sent la honte l’envahir, sans distinguer si c’est d’avoir perdu le combat ou d’avoir laissé ses pulsions, son cerveau limbique prendre le contrôle.
L’île les marque dans leur chair et ce n’est qu’un début. Que se passera-t-il s’ils tombent malades ? Cette mauvaise alimentation va-t-elle les affaiblir ? L’hiver va arriver… En l’écoutant d’une oreille, elle contemple la fumée qui s’élève des vêtements en train de sécher, une sorte de brume légère qui se dissipe a hauteur de la fenêtre sous l’effet du courant d’air. Mais il prononce une phrase de trop :
- Fais-moi confiance à la fin ! »
C’est comme si une petite pierre en se détachant provoquait l’écroulement d’un barrage tout entier. Elle ne voulait pas s’énerver, ressortir les vieilles histoires, ressasser des reproches, mais les mots lui sortent de la bouche, trop longtemps réfrénés, des phrases dures, méchamment ironiques, comme elle n’en a pas prononcé : confiance ? Qui les a entraînés dans ce voyage inutile ? Leur a fait quitter une vie paisible pour se prouver on ne sait quoi ? A décidé de venir sur cette île par bravade ? S’est obstiné dans cette balade stupide quand le mauvais temps s’annonçait ? Jusqu’où devra-t-elle lui faire confiance ? Jusqu’à finir ici, dans ce taudis sordide, affamée, gelée ? Toute sa peur, tous ses regrets, son désespoir, la faim, le froid, l’absence d’avenir alimentent sa colère. Fini de jouer, fini le couple moderne et dynamique, il n’y a plus que deux êtres et la mort qui couve à petit feu devant eux. Sa voix tremblote, grince, s’envole dans les hauts. Plus elle parle, plus elle s’aperçoit qu’elle est incapable de se maîtriser. La raison lui commande de tempérer, de préserver cette entente indispensable. Cette colère est une première défaite, la première fissure du pacte d’optimisme qu’ils ont passé depuis le naufrage.
Dans les grands moments, pense Louise, l'humain est seul. Devant la vie, la mort, les décisions suprêmes, l'autre ne compte plus. Elle doit l'oublier et juste vivre. C'est son droit le plus absolu, c'est son devoir envers elle-même.
Ne reste-t-il rien de leur amour, ou tout le moins une parcelle de compassion en elle? Est-elle devenue un monstre d'égoïsme?
Tout cela, ils l'ont voulu. Liberté, sécurité, responsabilité sont les trois pointes d'un impossible triangle. Ils ont versé vers la première, persuadés que les deux autres suivraient, que la technique les protégerait, toujours et partout. Mais les faits sont têtus et la réalité, la terrible, l'indifférente réalité a le dernier mot.
Ludovic remue, incommodé par la lumière. Lui aussi réfléchissait. Il faut faire face. Ils sont jeunes, intelligents, en bonne santé. Tant d'hommes ont survécu à des conditions bien pires. Ils ont cherché l'aventure, elle est là, la vraie, celle qui vous révèle à vous-même. Ils répondront présent.
"Car maintenant, justement, elle n'est plus au cœur de la bataille. Elle se tient sur la rive, à l'abri, et tout cela n'est qu'un spectacle."
Démêlera-t-elle un jour les raisons de sa conduite sur Stromness ? A quoi bon épiloguer à propos d'une pulsion ? L'introspection ne changera rien, sauf à l'engluer dans le remords. Enfant, elle se rêvait en héroïne. Mais la vie se moque des songes. Sa part d'ombre l'a fait grandir. Elle n'est plus la "petite".
Comment font les gens à la guerre? Est-ce qu'ils ne se sauvent pas d'abord eux-mêmes? Les héroïsmes dont les romans sont pleins n'aboutissent qu'à quelques morts en plus. Vivre seule ou mourir à deux ?