La forêt des disparus

La veille, tandis que le poêle rouillé du refuge crépitait, j’avais hésité à appeler ma mère de mon téléphone portable. Pour une fois que j’avais un peu de réseau, au cœur de cette forêt… Mais je ne l’ai pas fait. Qu’est-ce que ça aurait changé ? Elle s’en foutait, elle comme tous les autres, de ce que je faisais. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle je m’étais décidée à mettre les voiles un an plus tôt. D’un État à l’autre, d’un petit boulot à l’autre. Deux semaines ici, un mois là. Toujours plus loin… Et mes randonnées, pour faire le vide.

J’ai quitté le refuge de Douglas Tree assez tôt ce matin. La météo annonçait que le temps allait s’arranger aujourd’hui. Après deux jours de marche sous la pluie, c’était une bonne nouvelle. Je comptais en profiter pour avaler un maximum de kilomètres. J’avais passé la nuit seule. Normal, en cette saison, les randonneurs ne sont pas légion.

Et ce silence… Mon cœur martèle ma poitrine. Je tente de retrouver ma respiration… Comment suis-je arrivée là ? Mes derniers souvenirs sont confus… Remettre tout ça dans l’ordre…

Je me redresse péniblement. Alors que mon corps est encore engourdi, je m’aperçois que quelque chose est attaché à ma main gauche. Je vérifie, à tâtons. On a accroché un objet à ma main, serré avec du ruban adhésif. C’est du plastique, de forme rectangulaire. Là, au bout de mes doigts, il y a un bouton. À cet instant, un crissement aigu retentit. Il vient du fond de l’endroit où je me trouve.
Mais putain, je n’y vois rien.

Je laisse courir ma main droite autour de moi. Le sol rocheux est glacé… Il y a une odeur d’humidité, de terre, et une autre, un peu plus acide, comme du soufre. Suis-je dans une cave, une grotte ? Une mine peut-être, mais laquelle ? Des milliers de souterrains ont été creusés à travers l’Oregon au cours de la ruée vers l’or, à partir de 1850. La plupart ont été condamnés. Je le sais, car en commençant ma randonnée il y a trois jours, j’ai été surprise de voir autant de panneaux de mise en garde en bordure de forêt :
Ne tentez jamais d’entrer dans une mine abandonnée. Danger de mort.

Où suis-je ? Pourquoi n’y vois-je rien ? C’est le noir le plus total. Je cligne des yeux. Ai-je eu un accident ? Comment me suis-je retrouvée ici ?
J’ai si froid. Je me touche le corps. C’est bien ce que je pensais : je suis totalement nue. Reste calme, Emily. Il doit y avoir une explication.

Ça grouille, ça boit et ça s’esclaffe… Ça se prépare, ça se met en jambes. Car la fête n’est qu’un avant-goût. Tous ces types n’attendent qu’une chose : qu’enfin commence la traque. Ils comptent les minutes avant de rouler à tombeau ouvert jusqu’à la forêt, armer leurs fusils, lâcher les chiens et partir à ma recherche.
Car ce soir, le gibier, c’est moi.

Je passe devant un réverbère sur lequel a été placardée une affiche, comme il y en a tant d’autres aux quatre coins de la ville. Sur celle-ci ma photo s’étale, avec en dessous ces quelques mots :
Recherché : Paul Green. Forte récompense.

Moi-même, je n’ai eu d’autre choix que de trouver de quoi me fondre dans la masse. Plus tôt, après être parvenu à m’extirper de cette maudite forêt, en arrivant aux premières habitations de Redwoods, je suis tombé sur ce garçon qui jouait devant chez lui avec un crâne de coyote que lui avait sans doute offert son père. Lorsque je le lui ai pris, il s’est mis à hurler, mais j’étais déjà loin. Je l’ai passé sur mon visage, j’ai serré le cordage autour de ma tête. Manque de chance, le crâne est trop petit, ne couvre pas totalement ma face, mais ça fait l’affaire.

Je sais ce que je risque à être là, en cet instant. J’aurais dû m’enfuir, bien entendu, quand j’en avais l’occasion. Je tiens plus du dernier des crétins que du Bon Samaritain, mais on ne se refait pas. Et elle a besoin de moi…