Mauvais pas

T’as entendu la nouvelle ?
— Quoi ?
— Un type est entré dans une épicerie et a tiré une balle en plein dans la tête du gérant, sous les yeux de sa femme.
— Mon Dieu ! Ici ?
Il jette son mégot dans l’allée et se penche pour récupérer un autre paquet de clopes sur le tableau de bord de son pick-up.
— Non, dans le centre-ville. Sarah m’a appelé de son bureau pour m’en parler ; elle a envoyé un reporter et un photographe couvrir l’événement. Ensuite, j’ai entendu ça à la radio.
— Mon Dieu ! répète Earl. Jamais j’habiterai dans le centre.

Ce n’est pas la première fois qu’elle laisse ses clés sur la porte. Un matin, il y a six semaines, je les y ai déjà trouvées en descendant chercher le journal qui à la fois nous alimente en nouvelles et constitue le gagne-pain de Sarah. La veille, elle était rentrée du bureau vers huit heures du soir, ce qui signifiait que le trousseau était resté dehors pendant plus de dix heures. Non seulement quelqu’un aurait pu s’introduire dans la maison mais on aurait pu aussi voler nos deux voitures garées dans l’allée. Je suis entré dans la cuisine avec le Metropolitan et l’ai jeté sur la table devant Sarah, ainsi que ses clés. Elle a admis son erreur et je lui ai soutiré la promesse de ne pas recommencer.

La femme au peignoir fleuri était en train d’arroser son allée. Comme chaque jour, et parfois plusieurs fois en vingt-quatre heures, mais toujours dans la même tenue, elle déroule le tuyau depuis son dévideur, près du garage, agrippe l’embout et force chaque débris d’herbe, chaque détritus microscopique à dégringoler le long de l’allée goudronnée jusque dans la rue. Elle et son mari sont aux petits soins pour leur jardin, dont ils enlèvent les mauvaises herbes tout en se préoccupant particulièrement de l’aspect irréprochable de la ligne de démarcation entre la pelouse et le trottoir. Si « Tu entretiendras ta haie » est un de leurs commandements favoris, conserver une allée parfaitement propre constitue la vertu suprême. Les jours de beau temps, on pourrait procéder à une opération chirurgicale sur son revêtement tant il est impeccable, vierge de toute tache d’huile, de toute trace de pneu. En passant à la hauteur de la femme ce jour-là, je lui fais un signe de la main et crie « Comme c’est joli ! » par-dessus le bruit du jet d’eau.

On pourrait trouver dans ma vie conjugale tout un tas d’exemples de ma stupidité. Mais les choses ont commencé à vraiment déraper le jour où j’ai regagné notre nouvelle maison à pied depuis l’intersection de Chancery Park et de Lilac Lane après avoir déposé dans la boîte aux lettres le chèque de ma taxe foncière.

Tant pis si à trop insister sur les dangers du monde extérieur j’ai passé les bornes et obtenu l’effet inverse. Je ne vous en voudrai pas si vous en retirez l’impression que je me suis conduit en Monsieur Je-sais-tout, en imbécile – comme un con, si vous préférez – qui, au lieu de passer son temps à expliquer aux gens la façon de mener leur vie, aurait mieux fait de s’occuper de ses oignons.

La vérité, c’est que mes motivations n’ont pas toujours été comprises ou approuvées – je sais, ce sont les mots mêmes qu’emploient les crétins d’hommes politiques qui perdent leur siège : ils n’ont pas réussi « à faire passer leur message ». Je dois cependant à la vérité de reconnaître que ma méthode éducative pour apprendre à mes proches à se conduire de manière responsable aurait pu être un peu plus élaborée. Pourtant, en règle générale, je ne suis pas le mauvais bougre. J’ai toujours aimé ma famille et voulu lui offrir ce qu’il y avait de mieux : une vie agréable, le bonheur, et surtout la sécurité

Je n’insisterai pas trop là-dessus. Disons seulement qu’il ne vous faudra pas longtemps avant de penser que je suis un vrai con. Ou du moins un connard. En fait, je ne crois pas être un con, parce que le con de base a peu de chances d’être conscient de son état (combien de cons savent-ils qu’ils le sont ?). Ce que je veux donc souligner, c’est que si je me suis conduit comme un con en certaines circonstances, je ne fais pas partie de la confrérie. Je comprendrai toutefois que vous ne soyez pas convaincu. Quand vous en aurez fini avec cette histoire, vous risquez de penser : Bon sang ! Ce Zack Walker, quel gros con !

Deux points à préciser. D’abord, alors que j’avais jalousé Jeff quand j’étais enfant, j’aurais été ravie de ne jamais faire de macabre découverte de ma vie. Car cela ne m’a pas apporté la popularité que Jeff en avait retiré, mais a posé sur mes épaules d’adulte un lourd fardeau de responsabilités.
Et puis, si ce cadavre avait été le premier et le dernier à croiser ma route, eh bien cette histoire se serait sans doute arrêtée là. Il n’y aurait pas eu grand-chose à raconter.
Mais ce n’est pas ainsi que cela s’est passé.

Il avait le visage enfoui dans le ruisseau. Rien à voir avec le figurant de la série New York, police judiciaire qui tombe sur un inconnu ayant rendez-vous avec son destin. Cet homme, je le connaissais, comme je connaissais celui qui avait voulu l’occire.

Le bruit d’une eau peu profonde cascadant sur de petits cailloux m’aide à m’éclaircir l’esprit et à résoudre les problèmes que je rencontre dans l’écriture de mes romans. Mais quand on est plongé dans des explorations interplanétaires ou qu’on réfléchit à l’éventuelle capacité de Dieu à superviser des mondes autres que le nôtre, rien ne vous ramène à la réalité comme de découvrir un type au crâne défoncé.