Mauvais pas

Je ne suis pas le candidat idéal pour tomber sur un cadavre inopinément. Ce qui est une banalité pour les policiers arrive rarement aux auteurs de science-fiction, comme vous pouvez vous en douter. De plus, le jour où je suis moi aussi tombé sur un cadavre, je n’habitais pas une grande ville où, à en croire les journaux et la télé, il est aussi courant de tomber nez à nez avec un mort que de sortir acheter des bagels.

Dans certaines professions, ces contacts sont tout ce qu’il y a d’ordinaire. Celle de policier, bien sûr. La plupart du temps, un inspecteur recherche un cadavre avant de le trouver, ce qui élimine l’élément de surprise. Dans ces conditions, le choc n’est pas le même que pour le type qui se promène tranquillement. On imagine le flic disant à son collègue :
— Ah, enfin, le voilà ! Bon, maintenant on peut aller casser la croûte.

À mon sens, certaines rencontres avec un cadavre comptent pour du beurre. Par exemple, aller vérifier si votre tante Hilda, quatre-vingt-dix-neuf ans, qui vit seule et n’a pas répondu au téléphone depuis trois jours, est toujours de ce monde et la découvrir raide comme un piquet dans son fauteuil préféré devant la télévision allumée, la télécommande à ses pieds, son chat grimpant aux rideaux de faim. Cela n’a rien d’étrange et fait partie des événements courants.

Si l’histoire de Jeff a pris de telles proportions, c’est qu’on ne tombe pas sur un cadavre à chaque coin de rue. À part lui, je ne connais personne à qui pareille aventure soit survenue. Bien sûr, je n’ai jamais posé la question. Pas la peine. Si un de vos amis tombe sur un cadavre, il y a de fortes chances pour qu’il vous en parle à la première occasion :
— Tu ne vas pas croire ce qui m’est arrivé vendredi dernier. J’ai pris un raccourci – tu vois, l’allée derrière chez le traiteur ? Eh bien, il y avait des jambes qui dépassaient de derrière une poubelle.

Ainsi, j’ai raconté aux louveteaux de ma bande de scouts – un groupe différent de mes copains de classe :
— Vous avez entendu l’histoire du type qui s’est noyé, la tête coincée dans la bouche d’égout ? Eh bien, c’est mon meilleur ami qui l’a trouvé, et j’aurais été avec lui si j’avais pas été obligé d’aller chez le dentiste.
Au fait, pas la moindre carie. Des dents parfaites. J’aurais pu rater le rendez-vous sans problème. Une telle ironie du sort a de quoi donner le vertige à un gamin de onze ans.
Mon père a cependant jugé qu’il y avait au moins une leçon à en tirer :
— Zack, quand tu seras adulte, n’oublie pas de devenir membre de l’Automobile Club AAA. C’est comme une assurance vie. Si cet homme en avait fait partie, quelqu’un serait venu à son secours, aurait récupéré sa clé, et aujourd’hui il serait vivant. Souviens-t’en !
C’est sans doute depuis ce jour que je suis obsédé par la sécurité, mais nous en reparlerons.

J’ai passé la semaine suivante à broyer du noir à la maison. Pourquoi c’était pas moi qui avais trouvé un type mort ? Pourquoi c’était Jeff qui avait toutes les chances ? Tout le monde voulait devenir son copain et j’ai essayé de récupérer quleques bribes de sa gloire.

Selon les conclusions de la police, voilà ce qui s’était passé : l’homme – un comptable du nom d’Archie Roget – avait quitté son travail de bonne heure, pour faire quelques courses avant de rentrer chez lui. En voyant les nuages noirs approcher, il s’était dit que la pluie fine allait se transformer en déluge et s’était garé pour sortir son imperméable du coffre. (Sa femme informa les enquêteurs qu’il n’allait nulle part sans un imperméable dans son coffre ni un coussin à poser sur son siège pour lui permettre de bien voir la route.) Il avait donc ouvert le coffre avec sa clé de contact (c’était du temps où l’ouverture électronique n’existait pas encore), enfilé son imperméable et refermé le coffre d’un coup sec. Ensuite, pour une raison quelconque, sa clé lui avait échappé des mains et avait glissé entre les barreaux de la bouche d’égout. Il s’était alors rendu compte qu’il avait tout juste la place pour y passer le bras.
Roget s’était mis à quatre pattes, avait sans doute aperçu sa clé et glissé son bras qui, comme le reste de son corps, était trop court. Alors, pour gagner quelques centimètres, il avait passé la tête.
Qui était restée coincée.
Puis l’orage avait éclaté.
Comme les essuie-glaces de la voiture de ma mère, les bouches d’égout ne parvenaient pas à évacuer toute l’eau qui se déversait. Elle s’était accumulée et avait empli les poumons d’Archie Roget.

Jeff m’a avoué qu’à ce moment-là il avait fait pipi dans son pantalon, mais ça n’avait pas d’importance : il était tellement trempé qu’on ne pouvait pas s’en apercevoir. Il a couru jusqu’à la maison la plus proche, tapé à la porte et informé le vieux bonhomme qui lui a ouvert qu’il avait vu un homme mort, la tête coincée dans une bouche d’égout. Après avoir inspecté le ciel, le type a jugé préférable d’appeler la police plutôt que de mener sa propre enquête.

Il s’est avancé de quelques pas, submergé par le déluge, et a crié :
— Monsieur ?
Le petit homme n’a rien dit, n’a pas bougé.
— Monsieur ? Vous allez bien ?
Jeff s’est encore approché. Le torse reposait au-dessus d’une bouche d’égout dans laquelle s’engouffraient des torrents d’eau. Son bras droit et sa tête étant comme soudés à la grille, Jeff a compris pourquoi il avait cru que la tête du type avait été coupée.
— Monsieur ? a-t-il crié une dernière fois.

D’abord, Jeff a cru qu’il s’agissait d’un enfant, mais les enfants ne portent pas d’imperméables chics, ni de pantalons habillés ou de chaussures élégantes. C’était un homme de petite taille. Jeff s’en est approché lentement. Les jambes courtes étaient allongées sur la chaussée, mais ses chaussures formaient un angle bizarre et surtout, de là où mon camarade se trouvait, il avait l’impression d’avoir affaire à un décapité, ce qui lui a flanqué une trouille d’enfer.