.
A treize ans, elle a vécu comme un cauchemar l'angoisse de laisser échapper sa vie, de la gaspiller, de la galvauder. Elle se plaint de ce que ses maîtresses d'école lui volent son temps.
Elle établit elle-même un emploi du temps. Elle apprend en deux ans tout le latin des années de lycée. Elle surmène sa voix à trop chanter. Elle écrit jusqu'aux lueurs de l'aube. Elle tient avec une mystérieuse force de volonté un journal d'une impitoyable précision sur tous les événements extérieurs, sur chaque état d'âme et chaque contrariété.
S'ajoutent à cela les mille obligations mesquines de la vie, fatigantes et irritantes, de cette vie au milieu d'un groupe d'êtres prétentieux, affectés et très susceptibles, "ma famille gobeuse et poseuse", comme elle le dit quelque part. Et une volonté incessante et fiévreuse, un décompte des jours et des semaines avec une soif dévorante de vivre la "vraie vie".
Portrait dépeint par Hugo von Hofmannsthal
.
Il me semble que personne n'aime autant tout que moi : arts, musique, peinture, livres, monde, robes, luxe, bruit, calme, rire, tristesse, mélancolie, blague, amour, froid, soleil.., j'adore et j'admire tout... Tout se présente à moi sous des aspects intéressants et sublimes : je voudrais tout voir, tout avoir, tout embrasser, me confondre avec tout...
Ce pauvre journal qui contient toutes ces aspirations vers la lumière, tous ces élans qui seraient estimés comme des élans d’un génie emprisonné, si la fin était couronnée par le succès, et qui seront regardés comme le délire vaniteux d’une créature banale, si je moisis éternellement ! Me marier et avoir des enfants ! Mais chaque blanchisseuse peut en faire autant. À moins de trouver un homme civilisé et éclairé ou faible et amoureux. Mais qu’est-ce que je veux ? Oh ! vous le savez bien. Je veux la gloire ! Ce n’est pas ce journal qui me la donnera. Ce journal ne sera publié qu’après ma mort, car j’y suis trop nue pour me montrer de mon vivant. D’ailleurs, il ne serait que le complément d’une vie illustre.
Si j'allais mourir, comme cela, subitement, je ne saurais peut-être pas si je suis en danger, on me le cachera... Il ne restera bientôt plus rien de moi... rien... rien ! C'est ce qui m'a toujours épouvantée. Vivre, avoir tant d'ambition, souffrir, pleurer, combattre, et, au bout, l'oubli !... comme si je n'avais jamais existé... Si je ne vis pas assez pour être illustre, ce journal intéressera toujours : c'est curieux, la vie d'une femme, jour par jour, comme si personne au monde ne devait la lire, et, en même temps, avec l'intention d'être lue.
C'est une nature malheureuse que la mienne : je voudrais une harmonie exquise dans tous les détails de l'existence. Souvent, des choses qui passent pour élégantes et jolies, me choquent par je ne sais quel manque d'art, de grâce particulière... Des futilités ? Tout est relatif, et si une épingle nous fait autant de mal qu'un couteau, qu'est-ce que les sages ont à dire ?
Retrouvez les derniers épisodes de la cinquième saison de la P'tite Librairie sur la plateforme france.tv :
https://www.france.tv/france-5/la-p-tite-librairie/
N'oubliez pas de vous abonner et d'activer les notifications pour ne rater aucune des vidéos de la P'tite Librairie.
Quelle jeune femme morte à seulement 25 ans a laissé un magnifique journal bouillonnant de la volonté de vivre vite ?
« Journal », de Marie Bashkirtseff, c'est à lire en poche au Petit Mercure.