- Tu me trouves idiote, hein?
Luc hausse faiblement une épaule et répond, prudent:
- Tu t'ennuies.
Je serre les dents. L'ennui est une affreuse excuse. (...)
- Je ne m'ennuies pas. Je me manque.
Mes mains lâche la manivelle. La bancaline s'arrête. Pourquoi ai-je cru nécessaire d'insister, de répéter sur le mode farouche:
- Tout me manque.
Impossible de décrire la demi-douzaine de nuances qui jaspaient ses yeux d’agate.
C'était une spontanée. Un électricien dirait qu'elle avait trouvé le moyen de vivre à très haute intensité une vie sans potentiel. Il est juste de dire qu'elle avait un avantage: son infirmité même qui, depuis des années, l'avait entraînée à l'indifférence envers sa "carcasse".
Quelle dérision que cette fin où m'était imposé ce que j'ai toujours méprisé le plus: l'inaction ! On peut accepter la mort lente ; celle du savant que consume la radiodermite, celle du médecin des lépreux que finit par dévorer le bacille de Hansen. Qui choisit son destin choisit souvent son martyre. Au moins, il ne le subit pas. Mais ça ! Pascal avait beau dire, de sa voix calme, que "Baudelaire a traîné des années dans l'aphasie, Nietzche dans la folie; qu'il y a de la grandeur à se dépouiller de la seule chose qui vous soit précieuse; que c'est l'occasion du plus grand courage"...A ses souhaits ! Je les trouve plaisants, ces apôtres bien portants qui rendent grâces à la Providence des supplices d'autrui.
Ah, la Cathie ! Tu parles d'une enfant de Marie ! De Marie l'Egyptienne, oui...qui se donnait au batelier pour faire son chemin.
Quand on ne le connaît pas, un infirme semble un être incomplet et tout ce qu'il dit semble aussi incomplet, comme si d'un être diminué ne pouvaient jaillir que des vérités diminuées, comme si sa pensée était aussi débile que son corps. Ce réflexe-là, chez des inconnus, m'a souvent fait enrager.
Mais ce qu' il y a d' épatant , dans ce monde , c' est que rien n' y est définitif ,
le succès comme l' échec .
Après tout, était-ce si absurde de vouloir arriver un peu plus instruite devant la mort qui anéantit avec indifférence les grandes misères comme les grandes fortunes de la pensée? N'était-ce pas une forme de ce combat contre la pendule, plus urgent pour moi que pour tout autre, mais qui n'épargne aucun de nous? "Ne serait-ce qu'une seconde, j'ai connu, j'ai compris, j'ai dominé quelque chose de plus, et cette connaissance est le meilleur reproche que j'oppose à ma fin."
Mais ce qu'il y a d'épatant, dans ce monde, c'est que rien n'y est jamais définitif, le succès comme l'échec.
Apprendre à vivre ensemble, cela devrait faire l'objet d'un cours.