Il y a des pans de l'Histoire dont on ne sait pas grand-chose et qui nous définissent pourtant. La colonisation de l'Algérie est de ceux-là. Pour ce qui me concerne tout du moins. Vaguement, le tohu-bohu des batailles mémorielles, quand les pieds noirs réclament la reconnaissance de leurs biens et que les colonisés revendiquent leurs terres, chacun des deux armes au poing. La gégène et les attentats contre les civils. L'excellence du blé algérien et la sueur versée pour rendre la terre fertile. Quand l'Algérie est dite « française » et que l'on sent bien tout ce qu'il y a d'obscène à cette épithète.
Mathieu Belezi revient aux prémisses. Au moment où, conquis militairement, ce territoire d'Afrique du nord doit être peuplé de familles françaises. Afin que soit entérinée sa nouvelle identité et que progresse l'empire de la raison.
Là où un peintre complaisant au pouvoir de Louis-Philippe pourrait brosser à grands traits la grandeur civilisatrice avec laquelle l'armée française répand ses bienfaits,
Mathieu Belezi choisit d'accompagner au plus près une petite troupe soldatesque durant quelques mois. Embarqué.
Ce sont ces hommes qui s'expriment en utilisant un « nous » dont la tournure inclusive ne laisse aucune échappatoire au lecteur. Ils parlent de notre avidité à combattre, de notre impatience à vider nos couilles, de notre admiration pour leur capitaine, de leur conviction qu'ils ne sont pas des anges. On confirme effectivement. Et on aimerait moins en être, de cette horde.
Alors, au milieu du carnage, parait, improbable, le discours officiel. Celui des Européens venus répandre l'esprit des lumières, éduquer les contrées barbares. Apporter les bienfaits de la civilisation. Tandis que les maisons brûlent, que ces hommes violent et pillent, dans la bouche du capitaine décapitant les têtes des villageois, les mots « civilisation », « lumières », « progrès » commentent avec un cynisme vertigineux l'horreur et l'iniquité de ces assassinats.
Et la narration se poursuit. de courts chapitres en courts chapitres, les exactions des soldats français s'accumulent en une gradation horrifique, conditionnent l'inexorable engrenage de la violence.
Mais le tableau aurait été encore incomplet si on s'était arrêté là. En alternance avec ces scènes de rapines, le lecteur accompagne quelques familles de paysans venus de France pour cultiver les neuf hectares par famille que l'Etat leur a promis. Avec eux, solidement protégé par des soldats armés, c'est un peu de la France qui s'exporte. Un peu de sa grandeur qui va rejaillir sur d'autres terres lointaines.
Là encore, le lyrisme exalté n'aura pas fait long feu. Difficile de garder une posture avantageuse quand on manque cracher ses tripes en mer, mourir de paludisme ou de choléra. Difficile aussi de garder ses idéaux quand on voit ses pauvres possessions détrempées par des torrents de pluie des semaines durant, la terre refuser qu'on l'ameublisse, les siens crever les uns après les autres. Les tombes se multiplier.
On est du côté des petites gens, des épouses et des enfants, de ceux qui ont du coeur à l'ouvrage et aucun recul pour peser le bien fondé de leur présence ici. On leur a dit qu'il faudra être courageux et qu'ils seront récompensées. Alors ils suent sang et eau et se sentent légitimes à récolter le fruit de leur travail. A se défendre contre les moricauds qui ont l'affront de tenter de les déloger. A revendiquer cette terre en dépit de tout.
La suite ne fait pas un pli.
Comme dans
le Petit roi, l'écriture de
Mathieu Belezi ne s'élève pas. Elle instille le tragique dans la crudité des choses. La grandeur naît de la puissance d'une bêtise fatale, de la bestialité comme de l'opiniâtreté. La ténacité et l'énergie que mettent tous les personnages à contribuer au carnage est magistrale. le bon droit des Français est monstrueusement exempt de toute remise en question et c'est de cette énormité que jaillit l'inexorable bain de sang, l'absurdité radicale d'une guerre qu'aucune légitimité quelconque ne peut venir soutenir.
Encore une fois, j'ai été envoutée. Au-delà de son style, j'aime encore mieux je crois la place que
Mathieu Belezi nous oblige à prendre pour regarder l'histoire qu'il nous raconte. On ne peut se soustraire ni à la cruauté de ce qui arrive, ni au contrepoint dissonant de ce qui devrait être. Comme les personnages, on est coincés dans les limites de ce qui advient. Mais là où ces familles et ces soldats croient à la valeur de ce qu'ils font, nous on sait.
On sait l'effritement des idéaux par une opportune raison d'Etat. La dangereuse pugnacité qui n'a jamais besoin de raison qui soit bonne. L'indigence des motifs de conquête souvent proportionnelle à la violence employée pour les imposer. Nous, on sait.