Je me souvins de toutes les fois où la vie s’était acharnée sur moi. Par exemple, quand j’étais tombé du haut de la maison et m’étais cassé une jambe, ce qui m’avait empêché de participer aux épreuves athlétiques du quartier et m’avait valu les moqueries de mes amis ; quand j’avais fait mes adieux à ma cousine préférée parce qu’on la forçait à déménager à la citadelle de Krytz pour toujours ; quand j’avais frôlé la mort à neuf ans à cause d’une fièvre qui avait duré deux semaines et qui m’avait fait perdre mon emploi aux écuries.
Autant de petits deuils à surmonter.
À chaque épreuve, j’avais pleuré, parfois pendant des jours. Cependant, j’avais serré les poings, vaincu ma douleur comme un homme. Car il n’y avait rien d’autre à faire en ce bas monde : il fallait se relever et vaincre. Tous les revers que j’avais encaissés au fil du temps avaient défini ce que j’étais devenu. Et j’en étais fier.
Je trouvai Fargus lâche. Incroyablement lâche. En rejetant ses mémoires, il s’était anéanti lui-même, plus rapidement, plus efficacement que l’alcool n’aurait pu le faire.
Comme chaque fois où je contemplais cette déesse de la grâce, je me sentais porté sous hypnose, il m’était impossible de regarder ailleurs. J’évitais de cligner des yeux. Cette attention m’était rendue : parfois, après avoir exécuté une contorsion incroyable, Marandelle me fixait de ses grands yeux céruléens, geste qui enflammait mon cœur. Debout à côté du roi, bouger m’était interdit, cependant je cherchais un moyen d’exprimer une intensité réciproque. Je ne la quittais jamais du regard, peu importe quel côté de la scène elle possédait.
La danseuse fit tournoyer les tissus légers et bleutés qui virevoltaient autour de son corps gracile. Elle fit louvoyer ses bras angéliques, fit descendre ses doigts le long de ses hanches, puis termina un premier numéro, tournée vers ses musiciens.
J’eus soudainement conscience de la moiteur de mes mains.
Je demeurai ainsi en émoi jusqu’à la fin du spectacle. Une salve d’applaudissements submergea la salle, et les artistes quittèrent la scène après avoir salué leur public.
Moi, je soufflai un bon coup, épuisé.
Ce que je veux dire, c’est que les hommes naissent malhabiles. Le doigté, ça s’apprend avec l’expérience. J’ai connu assez de grossiers personnages pour le savoir. Rassure-toi : que tu sois jeune ne m’a jamais agacé. Si tu étais plus petit que moi, par contre… — Pff ! Il n’en fallut pas plus pour ramener mon sourire. Ce genre de commentaire ne m’était pas étranger, cela ressemblait à ce que j’entendais sur mon compte à l’Académie. Pas par rapport au sexe, bien sûr, mais sur le plan martial. Selon mes maîtres d’armes, il était impossible pour une recrue de mon âge d’avoir un talent aussi naturel, presque inné, pour les disciplines militaires. De là mon surnom, le « Miracle », une grossière exagération que tout le monde — et surtout Saïgon — utilisait à outrance. Mes compatriotes étaient convaincus que je m’entraînais en secret depuis que j’avais l’âge de marcher. C’était loin d’être le cas. Maintenant, c’était au tour de Marandelle d’énoncer un compliment sur mon hypothétique « talent naturel ». Cette fois, cependant, je m’abstins de répondre.
C’est vrai qu’on ne devient pas Arcaporal pour trier des bottes et des capes. Viens avec moi.
Elle m’entraîna dans une pièce à l’arrière du bâtiment. Là-bas, le mobilier était dominé par une immense table sur laquelle on avait peint une carte de Roc-du-Cap dans les moindres détails. Des formes noires représentaient chacune des structures de la cité, et de minces lignes les sillonnaient : les rues principales. Des bandes épaisses illustraient la muraille qui ceinturait la ville, de même que celle qui séparait les quartiers est et ouest.
Sur ces remparts, on avait aligné des figurines en plomb, peintes en rouge, qui représentaient des gardiens armés d’arcs et de flèches. La plupart étaient positionnées sur la muraille extérieure de la ville, cependant une bonne quantité se trouvait sur la grande ligne qui scindait Roc-du-Cap en deux.
S’en prendre à la famille du roi… alors que la ville était au bord du désastre, à cause de la maladie et des déserteurs. C’était absurde. Même les pires criminels ne pouvaient espérer autre chose qu’avoir un gouvernement fort en ce moment. Aucun assassin d’un royaume rival n’aurait été assez fou pour s’aventurer dans une ville dévastée par une contagion mortelle. Les ennemis de Roc-du-Cap étaient patients. Ils savaient que, bientôt, tous les habitants de la capitale finiraient par expirer leur dernier souffle, que ce soit à cause de la maladie ou de la famine, conséquence directe d’une économie atrophiée.
Vidéo de Dominic Bellavance