Après avoir lu les dernières pages de ce roman que j'ai trouvé éblouissant,
L'autre moitié de soi, refermant le livre je me suis demandé quel était le véritable thème qui portait le récit. Je me le demande encore, non pas que j'ai été perdu dans l'histoire, au contraire, il y a ici quelque chose de fluide, le lecteur que j'ai été a été emporté sans difficulté dans la narration. C'est peut-être la richesse du récit, les trajectoires des personnages, les angles morts de l'histoire, tout un ensemble d'enchevêtrements qui fait qu'on ne peut et qu'on ne doit surtout pas résumer ce roman comme un énième livre sur la ségrégation raciale vécue aux États-Unis.
Oui c'est l'histoire d'une certaine Amérique au travers de trois générations ; la ségrégation, le racisme ordinaire, sont bien sûr au coeur de cette fresque, thèmes cependant traités parfois avec une acuité fabuleuse. Mais c'est bien autre chose aussi...
L'auteure,
Brit Bennett, a visiblement un don d'écriture, un talent aussi pour raconter une histoire, nous la transmettre, peindre des personnages, nous tenir en haleine comme s'il s'agissait d'une histoire qui touche nos propres vies, une histoire familiale par exemple.
En vous écrivant ces premières lignes, il me revient l'incipit qui ouvre le fabuleux roman de Tolstoï, Anna Karénine : « Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon. »
Nous traversons ici les décennies, entre 1954 et 1986, c'est assez précis, nous traversons l'Amérique de cette période, d'Est en Ouest, ou plus précisément, du Sud à l'Est. Trois générations d'une même famille viennent à nous et nous découvrons des bonheurs, des fugues, des failles, des secrets, des transgressions, des rendez-vous manqués. Si nous avions un jour la possibilité de mettre bout à bout tous les rendez-vous manqués de nos existences, quel vide sidéral cela ferait.
Le propos narratif pourrait au premier abord paraître cousu de fils blancs, non crédible. Quoi ?! Mais la vie, la vraie vie, je parle de celle en dehors des livres, n'est-elle pas elle aussi cousue de fils blancs ? Nos propres histoires familiales, s'agissant de la part émergée de l'iceberg que nous connaissons, ne sont-elles pas elles aussi cousues de fils blancs ? Quant à l'histoire des États-unis, n'en parlons pas...
L'improbable qui surgit dans ces pages est peut-être seulement un bras d'honneur qui vient contredire la vérité statistique.
« Probable ne signifiait pas certain. Improbable ne signifiait pas impossible. »
En même temps, ce sont les digressions qui font la force d'une histoire, qui font le sel de nos existences.
Voici deux soeurs jumelles, Stella et Desiree, qui sont nées et ont grandi dans une ville de Louisiane, Mallard, qui un jour disparaîtra de toutes les cartes... Cette ville n'est pas la seule chose qui disparaît dans ce roman. Appartenant à la communauté afro-américaine, Stella et Desiree sont cependant blanches de peau, comme les membres de leurs familles, comme tant d'autres habitants là-bas...
Elles se ressemblent comme le sont deux soeurs jumelles, avec toutes les différences que peuvent présenter deux soeurs jumelles dans leur caractère, leur rêve de vie, leur manière de se jeter, se laisser happer par leur destin, ou pas d'ailleurs...
Déjà à la naissance, une différence à peine perceptible va les différencier, l'auteure s'interroge et se demande peut-être si ce n'était pas là toute l'explication à cette histoire... Écoutez un peu...
« Elle s'était toujours sentie plus âgée, même si c'était seulement de quelques minutes. Qui sait ce qui s'était passé pendant ces sept minutes où elles avaient été séparées ? Peut-être avaient-elles vécu une vie entière qui les avait placées chacune sur une voie différente. Qui leur avait révélé qui elles pouvaient être. »
Un jour, justement elles disparaissent... L'une d'elle, Desiree, reviendra aussi mystérieusement qu'elle avait disparu avec sa fille encore petite, Jude. Desiree, reviendra douloureusement de son expérience de quelques années hors du cocon maternel...
Quant à Stella, son expérience est totalement sidérante... Transgresser, passer dans l'envers du décor, passer du côté noir au côté blanc, elle blanche de peau déjà, tentant l'expérience de devenir blanche de coeur, ou du moins peut-être seulement blanche socialement, appartenant désormais à une autre communauté, avec des codes différents... Nous sommes dans l'Amérique des années soixante...
Stella semble avoir disparu à jamais de l'autre côté de ce paysage insoupçonné...
Se laisser guider par le coeur, être dictée par ses émotions, la décision de quitter une ville, une famille, des êtres chers, ou d'autres qui sont des prédateurs.
Devenir invisible, l'envie de renaître peut-être ailleurs, autrement...
Comment continuer à vivre dans le mensonge durant tant d'années... ?
Jouer la comédie, ne montrer aux gens que ce qu'on veut ou qu'on peut dévoiler.
Tout se passe pour Stella comme une comédie si bien apprise. Jusqu'au jour où un grain de sable, on peut dire les choses comme cela, un grain de sable qui ressemble à des voisins qui viennent s'installer en face de la maison dans ce quartier tranquille où la vie est si bien réglée, une vie lisse, terne, blanche... Un couple de voisins noirs, elle s'appelle Loretta Walker, elle est pleine de vie, elle boit du Chardonnay blanc, invite des amies à jouer au whist, bavarder, rire ; le sol ordinaire sous les pieds de Stella semble brusquement se fissurer... Comme ces pages sont emplies d'émotions ! On ne peut plus les lâcher. Oui les pages se sont alors fissurées sous mes doigts.
Les failles des personnages sont autant de lieux où laisser nos pas trébucher.
L'autre moitié de soi est avant une histoire de personnages à la recherche de leur identité...
Le départ de Loretta Walker, l'obligation pour son couple de déménager, ce fut pour Stella comme perdre sa soeur une seconde fois... Et nous, des pages qui tremblent sous nos yeux agacés par les larmes...
L'autre moitié de soi est une histoire de sororité et de chagrin...
Et puis voici les souvenirs qui s'effritent, une mère qui perd peu à peu la mémoire, confond celle qui est partie avec celle qui est revenue, qui est là encore. Au fond, est-ce si important ? Qui protège l'autre ? Les mères, les enfants ? Justement, les enfants de Desiree et Stella ici sont de magnifiques personnages aussi, Jude, Kennedy, cousines sans le savoir...
Plus tard, l'une d'elle reconnaîtra la petite soeur sur la photo qui tirait sur la jupe de son autre soeur pour lui demander de s'assagir , c'était la photo d'un enterrement... Ce livre est empli de quelques coeurs éperdus en quête d'un album de photos familial.
Livre du détournement, de la dissimulation, du pas de côté...
S'il fallait en définitive résumer en deux ou trois mots le thème de roman, je vous répondrais qu'il s'agit d'amour. Voilà, vous voyez, un seul mot m'a suffi...