En Louisiane, en 1954, pour un Noir, regarder une Blanche ou lui écrire une lettre ( même si en fait il est analphabète )ou même seulement vouloir s'en sortir, cela lui vaut le lynchage à mort.
C'est quoi, un Noir ? « one drop rule » : une seule goutte de sang suffit à le caractériser( On disait aux USA que
Obama était noir, comme si la notion de métis n'existait pas. )
Brit Bennett invente, ou recrée un petit village sudiste perdu, où les Noirs, de génération en génération, veulent surtout se blanchir, peu importe le niveau social.
L'histoire, c'est celle de deux jumelles, deux moitié d'un même tout, l'une parle à la place de l'autre , et cependant extrêmement différentes l'une de l'autre, qui fuient ce village natal pour la Nouvelle- Orléans, travaillent dans une blanchisserie, normal, on veut toujours blanchir, et dans le grand magasin qui s'appelle la Maison Blanche.
La plus dégourdie des deux travaille au FBI, grâce à son inscription « fille de couleur ». Elle y encontre Sam, un avocat d'affaire de Washington beau comme un dieu, pochette mauve assortie à sa cravate, qui n'est pourtant perçu que comme Noir par la mère de sa femme. (Malheureusement, il est violent, pas cool, mauvaise pioche) Et il refuse d'aller dans son village: « ces ploucs ne me laisseraient sans doute même pas rentrer chez moi, plaisantait il. Il arriverait là bas pour faire du tourisme et se retrouverait à ramasser du coton. »
L'autre, entre non dit en vrais mensonges, se déclare blanche, et à ce titre se rendra compte qu'il suffit de vouloir, de relever la tête, de refuser de faire la queue, de prétendre être blanche , de se comporter en blanche, alors on le devient.
Un peu comme disait
Simone de Beauvoir : « on ne nait pas femme, on le devient ».
Alors, Stella devient ce qu'elle est, blanche, avec les valeurs blanches, et bien entendu riche, très riche ; elle devient même, par peur d'être démasquée et donc punie très sévèrement, raciste, et portera toute sa vie le poids de son « imposture ».
Qu'est ce qu'être soi ? Voilà la question principale de ce roman, qui aborde, aussi, dans un Los Angeles désinhibé, l'amour d'un transgenre avec une très noire. L'un comme l'autre n'ont pas été vus dans leur essence, l'un le sexe qui ne lui convenait pas, l'autre la couleur qui la recouvrait en la cachant : ils ne pensent ni l'un ni l'autre mériter d'être appréciés.
Qu'est ce qu' être soi ? C'est s'accepter à travers et malgré les gens qui vous aiment, mais ne savent pas qui vous êtes.
Après l'autopsie d'une société durant toute la première partie du roman, avec ses longues pages énumérant les actes et les pensées racistes, les phrases racistes, souvent répétitives, incompréhensibles pour nous et parfaitement ineptes, faisant autant de mal à celui qui les dit qu'à celui qui les entend ( on ne joue pas avec les negros) je me suis sentie gagnée par l'explication donnée en deuxième partie, qui a le mérite d'expliquer en profondeur les présupposés du rejet.
«
L'autre moitié de soi » est un roman profond sur le mal être, la peur de n ‘être pas aimé, la certitude de n'être pas aimé. Et le prix à payer pour s'affirmer différent de ce que l'on apparaît.
Le prix à payer pour garder l'amour d'un homme à qui l'on ment sur l'essentiel.
Roman aussi sur la gémellité, l'une se déclarant blanche et devant couper les ponts avec son ancienne famille, l'autre, plus rebelle apparemment, revenant vivre chez sa mère et se conformant . L'autre cherchant l'une, celle qui a refait sa vie à Los Angeles, n'acceptant pas la coupure, puisqu'à un moment de leur histoire, elles n'ont fait qu'un, et , à la fois, redoutant la rencontre, la différence, l'exil définitif de l'une, le renoncement de l'autre.
Excellent roman, que l'on ne peut lâcher, analysant chaque personnage avec acuité, dont la figure des deux (mari ou compagnon, blanc ou noir,) les acceptant telles qu'elles voudraient être, même si elles mentent, et plus mesurés l'un comme l'autre que leurs femmes respectives, sans doute puisqu'ils n'ont pas été confrontés au « colorisme » dont parle
Toni Morrison, le présupposé que blanc vaut mieux que noir de leur village natal.
Avec aussi l'évocation de la mort de
Martin Luther King, les émeutes, la ségrégation dont on espère que l'Amérique sortira.
Et une couverture aussi belle que le livre lui même.