Depuis l'époque du collège où plusieurs ouvrages de
Pierre Benoit garnissaient les étagères de la bibliothèque de la classe –
l'Atlantide et
Koenigsmark étant parmi les plus connus – je n'avais que rarement croisé le nom de
Pierre Benoit qui fait partie des écrivains oubliés des jeunes générations. Ai-je lu
l'Atlantide ? Je l'ignore et si cela a été le cas, je n'en ai gardé aucun souvenir. J'ai donc abordé
Mademoiselle de la Ferté sans aucun présupposé et presque sans aucune idée sur son auteur.
Il y a dans l'écriture de
Pierre Benoit une sorte de classicisme intemporel. Pour certains, il s'agirait d'un compliment retors, pour moi il s'agit d'un compliment tout court. Son style, sobre et élégant, où les mots se placent avec la précision d'un mécanisme parfaitement réglé, crée une mélodie du récit presque envoûtante. Aujourd'hui, dans le roman, on célèbre chez les jeunes écrivains la nouveauté du ton, l'éclatement de l'histoire, la crudité du langage ou encore la dé-poétisation des situations et des décors. Pourquoi pas, l'écriture peut mener à toutes les expériences et à certaines réussites, mais l'aridité de la forme rencontre trop souvent la pauvreté du fond et le résultat est assez éprouvant pour le lecteur.
La forme classique de
Mademoiselle de la Ferté révèle une grande maîtrise de la composition qui procède de la technique picturale. Un fond : les landes autour de Dax, un pays de marécages et d'étangs, une sorte de Sologne méridionale où les forêts de feuillus sont remplacées par des bois de pins. Une famille peinte à touches rapides : le père, vaniteux, est habité par des initiatives ruineuses pour le patrimoine familial. Il meurt en laissant sa femme et sa fille dans un certain dénuement. La mère, pieuse, conformiste, est soumise par la douceur des faibles aux lois de la religion et de la piété conjugale. Très vite les éléments du décor s'assemblent autour de la figure centrale de
Mademoiselle de la Ferté : la vente des quelques biens de la famille pour payer les dettes du père, la retraite dans la maison de la Crouts, l'espoir aboli d'une existence heureuse auprès de Jacques de Saint-Selve lorsqu'il annonce son mariage avec une autre. Anne de la Ferté occupe alors tout le centre du tableau par la force magnétique de sa dignité. Elle est toujours debout malgré les deuils successifs, la pauvreté de ses conditions d'existence, l'adversité qui lui arrache un à un les moyens d'échapper à une vie de recluse.
C'est une femme qui juge (son père), qui calcule juste (le règlement de la succession de M. de la Ferté, les fermages, les intérêts d'un placement, jusqu'à la modeste somme qui dédommagera les paysans qui ont ramené le cadavre de son père à la maison), qui travaille beaucoup et vite (elle exécute les broderies des ornements religieux que lui confie l'abbé Lafitte comme une stakhanoviste du fil à broder) et qui parcourt sans relâche les environs de son domaine. On sent qu'elle a besoin d'air, d'action, de brûler l'énergie qui s'accumule dans son corps jeune quand les plaisirs de son âge lui sont refusés : la danse, la vie en société, l'amour.
L'auteur se garde bien d'une approche psychologique de son personnage. Anne ne parle pas, ne se confie pas et refuse l'hypocrisie des rapports sociaux dans le petit monde confiné de la bourgeoisie provinciale. Elle accepte les corvées de l'abbé Lafitte, mais refuse les réunions de dames patronnesses.
L'arrivée de Mme de Saint-Selve, la jeune veuve de Jacques, la belle Galswinthe Russel, semble apporter une certaine douceur dans l'existence d'Anne. Elle abandonne les tenues sombres, cède aux plaisirs de la conversation et quand Mme de Saint-Selve tombe malade, elle reste à son chevet avec le plus grand dévouement, donnant tous les signes de l'amitié la plus vraie, la plus profonde pour celle qui lui a volé autrefois son fiancé. Mais la douceur ne fait pas partie de la nature profonde d'Anne, elle n'est qu'une autre forme d'expiation pour les événements à venir.
Elle provoque la chute politique de David Osborne, l'amant de Mme de Saint-Selve. L'abattement qui saisit alors cette dernière aggrave sa maladie. le docteur Barradères considère avec effarement les changements qui s'opèrent chez la jeune femme et son emménagement à la Couts, dans une demeure insalubre, précipite la mort de Galswinthe. Mais, pour Anne, il faut aller jusqu'à la ruine totale de la famille Saint-Selve et elle s'y emploie méthodiquement.
Il y a donc dans la volonté opiniâtre d'Anne de parvenir à ses fins une forme de renonciation au bonheur, ce bonheur entrevu et dérobé par une autre. La religion qu'elle pratique ne lui est d'aucun secours dans la noirceur primitive qui l'entoure et la pénètre jusqu'aux os. Elle reste dans les esprits comme une figure païenne de la malédiction : magnifique et inflexible.