Parmi tous les romans de
Pierre Benoit que j'ai lus et dont j'ai fait la critique, celui-ci, écrit dans une belle langue classique, est certainement l'un des plus attachants. Voici l'histoire en bref.
En affaires, le comte Michel de la Ferté eut l'art d'accumuler les mauvais choix «auxquels sa médiocrité le condamnait». À sa mort, suivie de celle de son épouse, Anne de la Ferté (1890-1914) est à peu près ruinée, donc difficile à marier. La maison de Dax est vendue, et elle se retrouve dans une maison de campagne. Malgré son absence de fortune, un riche voisin, Jacques de Saint-Selve, s'en éprend et ils se fiancent. Avant le mariage, Jacques ira un an à Haïti, où la famille possède une société de distillerie et d'importation de rhum. Mais là, il s'éprend d'une riche créole d'origine anglaise, Galswinthe. Il l'épouse, et meurt peu après, lui laissant ses parts de la société. Galswinthe revient dans le village de Jacques avec le cercueil, pour les funérailles, et est amenée à rencontrer Anne de la Ferté, l'ancienne fiancée. Galswinthe n'apprécie pas l'orgueilleuse famille de Jacques, et une étrange relation noue les deux femmes, faite surtout d'amitié très discrètement érotisée, et parfois d'un brin de jalousie comme quand Galswinthe lui parle de Jacques («rien de plus beau que son corps endormi, entre mes bras» et qu'Anne lui répond «Entre les miens, je ne l'ai jamais vu dormir». Galswinthe contracte la tuberculose, Anne la soigne avec dévouement jusqu'à sa mort. Les funérailles puis «cette cérémonie de famille qui s'appelle l'ouverture d'un testament... soupirs de joie, soupir de haine, aussi hideux l'un que l'autre» sont un grand moment de littérature avec les disputes de la mère et des soeurs de Jacques, mais c'est Anne qui est l'unique héritière de Galswinthe et qui se retrouve donc riche des parts de la société, qui se trouve par ailleurs en difficulté. La désagréable famille de Saint-Selve tente de sauver ses affaires en demandant un important apport d'argent frais à Anne, tout en lui dissimulant la mauvaise santé de la société. Anne sent le piège, refuse, et retire à temps ses billes qu'elle place chez le concurrent. Les Saint-Selve sont ruinés. La vengeance aura été méthodique. Omettons les épisodes secondaires et arrivons au dernier paragraphe du roman:
«Ainsi vécut, ainsi mourut, cette fille qui, épouse et mère, eût été sans doute le modèle des mères et des épouses. Sa fortune entière fut convertie par testament en bonnes oeuvres, notamment en petites dots de quinze à vingt mille francs, qui devaient chaque année permettre à une dizaine de jeunes filles pauvres de trouver un mari».
Bien que catholique pratiquant,
Pierre Benoit se moque pendant tout le roman des rivalités entre différents curés, premier et second vicaires, lazariste et jésuite des environs, notamment lors d'un diner où Anne la Ferté doit subir en silence leurs interminables (et creuses) controverses théologiques pendant tout le repas. C'est un vrai morceau d'anthologie. Ils se disputent aussi le travail bénévole d'Anne pour leurs oeuvres, comme celle des «Dames du tabernacle», ou lors de la course pour être le premier à baptiser et convertir à la «vraie foi» Galswinthe qui est protestante. Une autre fois, Anne, pour qui la religion n'est d'aucun secours, réplique à l'abbé Lafitte, à propos d'une vétille: «Monsieur le curé, croyez-vous donc sérieusement que Dieu ait le loisir de s'occuper d'aussi piètres choses»? Elle avait à la ville un lazariste comme directeur de conscience et «l'abbé Vergez avait humblement pris son parti de cette disgrâce. Mais il gardait à la jeune fille un peu de la rancoeur que nourrit un médecin rural pour la cliente qui s'adresse au docteur de la ville voisine». Et à la mort de Galswinthe, «Ce n'est pas parce que c'est ma paroisse, dit l'abbé Sansépé, le vicaire, mais j'aimerais beaucoup mieux, moi, être enterré dans le cimetière de St Paul que dans celui de Dax. Au moins, il y a de le vue. À cause des parents, vous comprenez».
Il y en a plein d'autres dans le même genre, et outre les querelles de famille et d'église, les deux médecins en prennent pour leur grade de la même manière, faisant penser aux avocats qui s'injurient au prétoire et en sortent ensemble bras dessus, bras dessous.
Autres citations
(À la mort de son père), «Mlle de la Ferté n'avait plus qu'une année d'études à passer... celle au cours de laquelle on devait lui apprendre la peinture sur soie et la pâtisserie».
(À la mort de Galswinthe, Mme de Saint-Selve, mère de Jacques): «On aurait peut-être pu avoir un enterrement un peu moins modeste... Anne l'enveloppa de son regard froid – Tout ce qui a été fait, dit-elle, l'aura toujours été selon les volontés expresses de votre belle-fille... Mme de Saint-Selve eut la mortification d'être obligée de paraître à pied dans un cortège dont elle jugeait qu'un honnête métayer riche aurait rougi». (Sur le cercueil), «il y avait un troisième bouquet, une humble chose faite de clochettes de bruyères entourées de larges feuilles de fougère. C'était une petite fille infirme, pour laquelle la morte avait été bonne, qui était venue le déposer timidement sur la charrette... Offusqué, le croque-mort saisit le misérable bouquet et le lança dans le fossé. Anne le ramassa et le plaça sur le char, à côté des splendides camélias blancs».