Etait-ce la soudaine conscience de la grande fragilité de ma mère, qui s'en remettait entièrement à moi, pour des geste si intimes ? Etait-ce de la sentir gênée, vulnérable ? Nous n'avons pas parlé. Nous avons partagé ce moment d'émotion où nous nous sommes réfugiés dans notre humanité, l'un portant assistance à l'autre sans que les barrières des conventions n'y trouvent à redire. (p. 12)
Je ne sais pas si ma mère a été une bonne mère. Ou simplement une mère qui a fait ce qu’elle a pu. Avec ce que Dieu lui a donné comme connaissance, comme amour, comme courage, comme patience aussi. Je sais juste que c’est la mienne. Et que ma plus grande richesse en cette vie est d’avoir pu l’aimer
Je reste là, ma main dans la sienne. Je me contente de la respirer. De l’écouter vivre. De croiser son regard limpide. D’accueillir son sourire énigmatique. Et quand l’émotion est trop forte, je détourne la tête. Pour que mes larmes d’enfant qui coulent sur mon visage n’allument pas en elle une énième souffrance. Combien de fois j’ai refoulé cette question qui me coupe la respiration, transperce mon cœur comme une brûlure ardente, suspend ma propre vie… La question du « et après… », quand tout sera fini, quand le temps aura achevé son œuvre, que le corps se sera rendu, agenouillé, devant la maladie, que le souffle sera épuisé d’avoir trop lutté, que les yeux n’auront plus la force de s’ouvrir, que l’armistice avec la mort sera signé. Je ne veux pas y penser et pourtant je ne pense qu’à ça. Trois, quatre, cinq fois par nuit, je me lève sans bruit pour écouter son souffle, guetter cette respiration hachée qui est devenue le fil de ma vie, le fil auquel se raccroche toute ma vie.
Au bout du compte, c'est bien la confiance naïve que ma mère me témoignait qui m'a poussé à devenir meilleur. Pour en être digne. Face à une telle sincérité et à une telle innocence, on ne peut ni mentir ni tricher. Je lui dois cette leçon.
La culture scolaire exclut autant qu'elle intègre et les parents étrangers en sont les premières victimes. Ce n'est que bien plus tard que nous été reconnaissants à ma mère pour le courage dont elle faisait preuve en ces moments pour nous soutenir et essayer de faire bonne figure, par amour pour nous, dans ce monde dont elle ignorait tous les codes.
[...] dès mon plus jeune âge, j'ai dévoré les bouquins comme d'autres des pâtes. Pour donner une réalité à des désirs enivrants. La quête d'une autre vie, en somme.
Mon père travaillait au pilon, près de Bruxelles. Il passait ses journées à détruire des tonnes d'invendus en tout genre. Du livre broché au quotidien local. Du magazine politique à l'album de jeunesse. De la revue érotique aux missels passés d'âge. Des livres, des magazines, des journaux, il en ramenait tous les jours. Autant qu'il pouvait en porter. Ça nous servait pour tout : le chauffage, le calfeutrage des fenêtres, pour caler un meuble, pour les toilettes et comme couches pour les mômes...Et parfois même pour la lecture. Mais ni mon père ni ma mère ne savait lire le français. Ils avaient quitté Zagora, au Maroc, au milieu des années 50 pour la Belgique. À une époque où on n'émigrait pas vraiment. Et bien davantage vers la France que vers le plat pays. Je n'ai jamais vraiment compris le parcours migratoire de mes parents. Mais en ai-je au moins eu l'envie ? Mes parents et moi nous avons vécu ensemble mais jamais en même temps.
Bref, dès mon plus jeune âge, j'ai dévoré les bouquins comme d'autres des pâtes. Pour donner une réalité à des désirs enivrants. La quête d'une autre vie, en somme.
Une lecture qui lui est aussi devenue indispensable le soir, avant de s’endormir. Elle se cale en chien de fusil contre son oreiller, ferme les yeux. Comme un enfant qui sait, pour l’avoir entendu des dizaines de fois, qu’un conte va l’émerveiller ou l’épouvanter.
Et puis ma mère a soudain vieilli plus vite. Oubliant un jour le gaz allumé. Une autre fois se laissant vendre trois aspirateurs aux pouvoirs miraculeux dans la même semaine. D'autres fois encore chutant lourdement au sol sans arriver à se relever.