L'IA dépasse l'ingéniosité humaine…Pour le meilleur et pour le pire…
« Celui qui maitrisera l'intelligence artificielle sera le maître du monde » telle est la conviction de
Vladimir Poutine déjà en 2017 tant l'IA est devenue une question géopolitique de premier ordre au vu de ses applications dans tous les domaines, notamment militaires.
Les IA rivalisent voire surpassent les êtres humaines dans de nombreux domaines au point que l'attribution à une IA ou à un être humain de l'origine de nombreuses productions est rendues difficiles.
Notre rapport à l'IA devient de plus en plus ambivalent. D'un côté elle est fascinante, tant elle semble de plus en plus omniprésente, progressant à une vitesse exponentielle et prenant de multiples visages qui peuvent apparaitre comme de véritables progrès : découvertes de médicaments, interventions chirurgicales en totale autonomie, conduite autonome, découverte de milliers d'amas de galaxies, analyse vidéo en temps réel, identification par la voix, entre autres.
D'un autre côté, l'apprentissage par renforcement, sans passer forcément par l'analyse de données massives (apprentissage surpervisé) réalisé en des temps records afin d'atteindre des performances surhumaines ouvre de nouvelles voies dans de multiples domaines et posent de nombreuses questions éthiques, voire inquiètent franchement. Si on pense à la surveillance de masse qu'elle permet, au développement d'armes autonomes, aux biais et aux discriminations dont elle peut être à l'origine, à son influence sur la vie démocratique et à la manipulation de l'opinion publique qu'elle peut engendrer, à son influence sur les jeunes qui sont nés avec l'IA en termes de construction personnelle et de réflexion, ou encore à son impact sur le marché du travail l'IA fait beaucoup, beaucoup, moins rêver…
Alors, l'IA nous rend-elle plus puissante ? Ou au contraire nous asservit-elle ? En sortons-nous indemnes ? Bien entendu, au vu du titre de ce livre, la réponse à ces questions par l'auteur est clairement en faveur de la diminution, de l'asservissement et du déclassement. Même si toutes ces avancées de l'IA ne sont pas négatives, il faut qu'elles soient plus strictement encadrées et réfléchies. D'où l'importance de cette ouvrage pour nous aider à mener à bien cette réflexion.
L'auteur met tout d'abord en valeur les différentes domaines d'application de l'IA, en en soulignant à la fois les effets positifs et les effets qui posent question, et en étayant son argumentaire au moyen de sources variées et sérieuses, ainsi que d'exemples intéressants, voire passionnants. de nombreuses sources proviennent de travaux scientifiques, certaines s'appuient sur des réflexions philosophiques connues, tandis que d'autres sont issues de films grand public que nous connaissons tel que Her de Spike Jonze en 2013 ou la série Black Mirror. Je trouve l'entrelacement de ces sources de différents niveaux d'accessibilité bien amenées pour faciliter la compréhension. Les domaines d'application mentionnés vont de la science, en passant par les relations humaines, le langage humain, les jeux, etc. jusqu'à la résurrection algorithmique post-mortem…
« La psychologie du deuil entre dans une nouvelle ère. Une histoire parue en 2021 dans le San Francisco Chronicle relate avec pudeur comment Joshua Barbea, qui n'est jamais arrivé à faire son deuil, a « ressuscité » numériquement sa petite amie Jessica Pereira décédée en 2012 : « au début, il a été impressionné par la capacité du logiciel à imiter la vraie Jessica Pereira. En 15 minutes, il s'est retrouvé à se confier au charbot. Après quelques heures, il a fondu en larmes. Puis, émotionnellement épuisé, il s'endormit ». de nouvelles questions apparaissent pour tout un chacun sur l'utilisation post-mortem des traces numériques de son existence (photos, SMS, réseaux sociaux, etc.) pouvant servir à le ressusciter algorithmiquement. Si cette possibilité de continuer à partager la vie d'êtres chers par-delà la séparation et la mort est une possibilité unique, il n'en demeure pas moins qu'elle soulève des questions éthiques majeures. Comme pour le don d'organes, faut-il que le législateur encadre ces pratiques ? Tout un chacun doit-il émettre son désir durant son vivant d'être réanimé algorithmiquement ou non après sa mort ? Comment assurer la dignité d'un défunt et éviter les abus ? ».
L'auteur vise ensuite à montrer l'impact de cette IA à la puissance démesurée qui dépasse notre entendement.
La réflexivité est la marque de distinction entre l'Homme et l'animal nous rappelle-t-il, mais cette frontière tend à s'amenuiser par l'écrasement de la conscience sous les stimuli des écrans. le maillage numérique sous-jacent à l'IA nous entoure sans cesse, nous enveloppe, nous enserre…au point d'étouffer et d'atrophier nos consciences.
« L'arasement architectural de la personnalité « cathédrale » laisse derrière lui un esprit sans originalité, ni profondeur, ni ambiguïtés. L'adaptation à ce temps algorithmique, où règnent les réseaux sociaux, implique la limitation de la pensée réflexive, laquelle a besoin du temps long pour se façonner. le zapping de la télécommande de télévision s'est accéléré avec le petit écran du smartphone qui n'exige plus cette médiation. le temps long de la construction de l'esprit critique par des lectures ardues rencontre là des difficultés insurmontables ».
L'auteur propose ainsi le terme de « cybcogisation » pour évoquer ce processus du capitalisme de la surveillance constante qui ne se contente pas de nous surveiller mais qui opère une transformation de notre être pour pouvoir fonctionner et nous faire accepter les conditions de son processus de production. Ce processus de diminution affecte la conscience et le cerveau humain qui se soumet alors aux diktats des algorithmes. Une véritable transformation de l'homme qui règle nos vie, nos choix, qui orchestre et détermine nos existences, sorte d'asservissement que nous alimentons nous-même en alimentant les réseaux sociaux.
« le monde se dessine à partir de l'image d'un puzzle dont chaque pièce serait le fruit d'un algorithme : nos désirs sexuels (Tinder), nos lectures (Amazon), nos fictions (Netflix), nos actualités (Twitter), nos amis (Instagram) ».
Pour
Marius Bertolucci, nous sommes en effet passés du cyborg (cybernetic organism) au cybcog (cybernetic cognition), notion très intéressante qu'il propose dans cet ouvrage pour décrire cet être diminué et soumis aux algorithmes.
Le cyborg est cet être composite amélioré qui transgresse les limites de sa condition biologique initiale. La science-fiction s'est beaucoup emparée de ce sujet, certaines parties du corps humain étant remplacées ou augmentées par des dispositifs techniques. Cela en faisait un être plus fort, plus adapté. le cybcog est le fait que ce soit la psyché, la conscience qui est modifiée par les algorithmes et non l'être biologique, physique. Si le cyborg augmentait l'homme, le cybcog, via la machinisation mentale qu'il induit, le diminue.
Et l'auteur de nous dérouler tout un ensemble de conséquences de cette cybcogisation dont certaines font littéralement frémir. Citons en quelques-unes. Je vous invite bien entendu à aller les découvrir dans leur exhaustivité dans ce livre, tant elles sont bien appréhendées.
J'ai par exemple trouvé très intéressante cette comparaison faite entre la génération IGen, la génération qui n'a pas de souvenir d'un monde sans internet, et la génération des Milleniaux qui a n'a connu Internet qu'à un âge plus avancé, comparaison faite en termes de dépression, d'épanouissement, de vie amoureuse, d'entrée dans la vie adulte.
Ou encore les conséquences sur la construction de l'image de soi, des normes d'apparence étant produites par certaines applications ; la façon dont l'économie du divertissement rend leurs services addictifs afin de pouvoir obtenir plusieurs heures par jour de cerveau disponible ; les évolutions du management vers un « management par les algorithmes » et la violence psychologique induite du fait de la surveillance constante, de l'évaluation permanente, le manque d'interaction sociale notamment.
L'impact sur l'emploi, qui tend à changer radicalement avec l'IA, est également approché dans ses problématiques de remplacement, de perte de sens du travail. Enfin le dernier chapitre du livre fait enfin le focus sur l'IA et ses impacts sur la société : élections sous influence (avec l'exemple bien développé de Cambridge analytica ou encore du Brexit), montée des thèses complotistes, attaques de l'étranger, IA dans le secteur public sont, en autres, abordés. Et c'est vraiment très intéressant.
«
L'homme diminué par l'IA » est un livre sombre qui peut faire très peur tant il semble que nous soyons cernés, tous les aspects de notre vie tant intime, professionnelle que sociétale étant touchés par l'IA. C'est un ouvrage cependant nécessaire car nous avons besoin de prendre conscience du phénomène dans lequel nous sommes plongés et auquel nous ne pouvons échapper, de mener une véritable réflexion, de se poser les bonnes questions. le livre est fouillé, argumenté, alimenté par des sources diverses et de nombreux exemples, qui en rendent la lecture agréable, instructive