Il faut ajouter que jusqu'à ce jour les Chinois ne sont pas libres de parler de l'histoire récente et d'en tirer ouvertement les leçons, de sorte qu'elle reste non dite. La conséquence est qu'ils ne peuvent pas mettre leur expérience personnelle en rapport avec une vision partagée qui lui donne un sens et la rende transmissible. L'ignorance et l'indifférence gagnent et deviennent définitives avec le passage des générations. C'est ce que veut le régime.
[Les affiches ] elles annonçaient que tous les habitants de Pékin qui avaient une mauvaise origine de classe et n'étaient pas nés dans la ville devaient regagner immédiatement leur lieu d'origine. (...) Cette mesure faisait partie des décisions "révolutionnaires" du moment. Wen m'a dit plus tard qu'à ce moment -là, son père était contraint de balayer la rue et de porter une étoile jaune : signe extraordinaire de la parenté qu'ont entre eux les régimes totalitaires. (p. 85)
Le Kuomitang faisait courir le bruit que les communistes allaient tout collectiviser, la propriété et même les femmes. On craignait en outre d'être dénoncé comme capitaliste quand on avait des biens. (p. 123)
N'empêche que nous vivions dans la peur et que chaque jour nous paraissait long comme vingt ans. (...)
La violence a fini par décroître. La Chine était épuisée, les Chinois n'avaient plus aucune perspective devant eux. Lors de notre première visite, en 1975, nous avions vu ce pays appauvri, arrêté, comme hors du temps. (p. 133-134)
Pendant ma première année à Pékin,tout m'avait enchanté. La nouveauté de ce que je découvrais ne m'avait pas rendu aveugle aux aspects déplaisants de la réalité chinoise, mais en avait pour ainsi dire, annulé l'effet négatif sur ma sensibilité. J'étais Stendhal en Italie. Le charme était maintenant rompu. (...)
...la vétusté des équipements et la médiocrité générale de la vie quotidienne m'ont soudain accablé. Il régnait une monotonie due au fait que le régime interdisait toute initiative personnelle. Les étudiants chinois de ma volée n'avaient aucune idée de leur avenir, qui dépendait le moment venu des "besoins de la révolution". (p.33)
Il faut préciser que personne ne se mariait en Chine sans l'aval de son unité de travail (...) Wen devait avoir celle de sa direction, c'est-à-dire du responsable du Parti de son usine. Par l'intermédiaire des unités de travail, le pouvoir réglait ainsi la vie de tous les Chinois. (p. 36)
La Révolution culturelle avait entraîné une dégradation des moeurs dont la Chine ne s'est pas encore complètement remise quarante ans après. En ville, il fallait parfois se battre pour entrer dans un bus. L'agressivité prenait d'autres formes. (p. 98)
De l'autre côté de la frontière, nous avons retrouvé la civilité et le bienfait qu'est l'absence de surveillance généralisée. (p. 100)
Dans la Chine d'alors, c'était une chose extraordinaire que deux personnes s'adressent ainsi à un étranger. Que ce fussent deux femmes presque inconnues de moi ajoutait au romanesque et conférait à cette rencontre furtive un intérêt plus grand que toutes les histoires susceptibles d'être racontées sur une scène. (p. 22)
Ma vie était simple, réglée, coupée du monde environnant et du monde en général. Il n'y avait pas de télévision, pas de journaux étrangers, téléphoner en Europe était hors de question, mais cela me convenait parce que, pour la première fois, au lieu de me disperser, je me consacrais à une seule tâche, choisie par moi. (p. 13)