Julien est envoyé par un éditeur (Paulsen) au Groenland ; il est invité à s'embarquer quelques semaines à bord d'Atka, un merveilleux bateau fendant les eaux gelées et faisant accessoirement office de résidence d'artistes. Comme Julien n'est pas marin, on l'a fait accompagner de deux experts en la matière - et d'un peintre, visiblement plus matelot dans l'âme que lui. Les voilà partis pour un tour - partiel - du Groenland, au milieu des icebergs.
Briser la glace reprend la forme hybride du récit-documentaire de d'autres ouvrages de l'auteur, tels
Dans le désert ou
Paradis (avant liquidation), mêlant journal de voyage à la première personne, entretiens plus ou moins informels avec les habitants du coin et recherches documentaires, avec une fluidité notable. Je pense d'ailleurs que, dans ce format,
Briser la glace est mon livre préféré. On y retrouve l'ensemble des qualités qui me font aimer l'oeuvre de ce formidable écrivain qu'est Julien - mais particulièrement harmonisées. Les jeux sylleptiques y sont plus significatifs (et particulièrement nombreux, là où ils sont habituellement plus erratiques), les effets d'antithèses plus saisissants, les traits d'esprit peut-être encore plus lucides. C'est toujours drôle ; mais une fois n'est pas coutume, Julien est plus lyrique ici qu'il ne l'est ordinairement : et écrire le sublime sans second degré lui va bien. Sacrément bien, même. Quant à ses aveux d'incapacité littéraire à retranscrire la magnificence qu'il a sous les yeux, ils sont très touchants, parce qu'ils sont sincères - quoique Julien soit dur avec lui-même. Pour y pallier, il fait d'ailleurs appel à
Dostoïevski, Foucault, Kirkegaard, Rostand, et d'autres, sans jamais se montrer pédant, toujours avec une grande justesse. Julien est un amoureux de la littérature qui ne s'embarrasse pas de faux-semblants, et qui use d'intertextualité avec naturel, sans cérémonie. Parfois même, il la détourne pour nous faire rire. Julien s'approprie les textes ; il nous en présente implicitement sa lecture authentique, sans souci de virtuosité analytique ou des égards habituellement liés à l'aura des oeuvres classiques. Ça ne semble pas grand chose, comme ça, mais pour ma part j'ai eu envie de prendre l'auteur dans mes bras. Voilà enfin un grand lecteur qui traite les écrivains patrimoniaux comme des humains. Alléluia.
Il faut aussi souligner que le caractère romanesque de ce livre-ci fait la part belle au suspens ; on se surprend deux ou trois fois à retenir son souffle, et à avoir peur pour Julien. Qui comme toujours, finit par s'en sortir sans trop de mal, et désamorce très vite la tension diégétique avec son narrateur intrusif habituel, lequel nous alpague parfois nous, lecteur, avec malice (que j'aime ce narrateur...), mais quand même ; le voilà à jouer avec nos nerfs un peu plus qu'à l'accoutumé, et un tel ascenseur émotionnel (qui reste gentil, n'abusons pas) est toujours le bienvenu : après tout, ce dernier est une qualité fréquente des bonnes histoires.
Un mot sur l'ethos narratif aussi, et plus particulièrement sur la posture auctoriale. Julien navigue depuis toujours entre la littérature et le journalisme. Il y a deux siècles, un tel acte était légion ; aujourd'hui, les journalistes ont la fâcheuse tendance à être méprisés par "l'élite littéraire" (notons mes guillemets), et les écrivains ont bien du mal à trouver une légitimité au sein de l'activité journalistique, en dehors des pages culturelles et des revues scientifiques. Et puis, il y a Julien, qui s'est frayé un chemin dans les deux champs, s'y faisant au sein de l'un comme de l'autre une place honorable, quoiqu'un peu marginale. On sent particulièrement cette double posture professionnelle dans
Briser la glace, où l'écrivain et le journaliste ne rentrent jamais en collision : ils construisent le texte main dans la main. Aux élans lyriques et aux jeux de paronomases autour de l'isotopie de la glace répondent des descriptions rigoureuses à l'empreinte naturaliste, des éclairages théoriques, de la vulgarisation scientifique et ses sources ; aux modalisateurs évaluatifs succèdent cette forme de neutralité descriptive du reporter ; à l'expression de l'intériorité de Julien se mêle la retranscription des récits de vie des gens qu'il rencontre, le tout avec un solide équilibre, amenant par là une hétérogénéité du discours qui contribue grandement à la dynamique du livre. Les anecdotes personnelles côtoient les paragraphes savants :
Briser la glace informe le lecteur, certes ; mais il le fait aussi vibrer, et l'authentique regard de Julien, si sensible au fond, n'y est pas étranger.
Par ailleurs et à titre personnel, les passages réflexifs sur le langage, la linguistique et sur l'acte d'écriture, disséminés un peu partout dans l'oeuvre, m'ont beaucoup plu. Ils sont tour à tour très beaux ou très amusants, et toujours pertinents ; c'est une tendance discrète que j'avais déjà remarqué chez Julien, mais qui ici s'affirme davantage, pour mon plus grand plaisir.
Enfin, quelques lignes tout de même sur la problématique du réchauffement climatique, sur lequel le livre ne pouvait évidemment pas faire l'impasse. Julien la traite généralement sous son ethos journalistique, donc de façon assez factuelle ; et il a choisi d'éviter les remarques culpabilisantes et alarmistes, se contentant d'être un témoin plutôt lucide et neutre, nous laissant sciemment le soin de la leçon de morale, si on voulait s'en infliger une. Pas de grandes diatribes révoltées sur les multinationales, donc ; pas non plus d'appitoiement lyrique se concluant par la fatalité d'une fin du monde imminente, ou d'injonctions pressantes à acheter local, à recycler ou à consommer de la seconde main. Non, à la place, l'unique commentaire impliqué de l'auteur est une réflexion quasi philosophique : peut-être faudrait-il songer à sauver la beauté. Peut-être l'argument devrait-il coexister avec ceux qu'on énonce habituellement. Il n'a pas tort : l'Homme est égoïste, et tant que la fin du monde est postérieure à sa propre fin, il a généralement du mal à limiter son confort pour une génération d'êtres humains qu'il ne verra pas mourir. L'argument de la beauté menacée aurait peut-être un impact, au moins sur les esthètes, et pourrait être source d'action. C'est une réflexion tout à fait intéressante.
Ainsi,
Briser la glace clôture mon exploration de l'oeuvre de Julien ; j'ai lu tout ce qu'il a publié seul à ce jour. Je n'ai désormais qu'une seule hâte : me ruer sur Bungalow, le petit nouveau, qui doit sortir prochainement. Et je peux cette fois l'affirmer sans l'ombre d'un doute : Julien est, à l'échelle d'une bibliographie entière, l'une de mes plus belles découvertes littéraires. Sa didactique ne connait pas d'égal, et son style est de très belle facture. J'ai vraiment hâte de retrouver sa plume !