Je l'avoue, ces derniers mois, j'ai boudé la lecture après avoir avalé jusqu'à l'indigestion des dizaines et des dizaines d'articles scientifiques et de chapitres d'ouvrages théoriques pour un mémoire - ne parlons même pas de mon corpus d'étude. "
Touriste" est le premier livre que j'ouvre par envie depuis des dizaines de semaines, et ça s'est clairement fait par hasard.
Il y a un an et demi, mon artiste musical préféré sortait un album ; et comme toute fan absolue qui se respecte, entre deux concerts et deux chansons, j'ai pris le temps d'écumer les internets mondiaux en quête d'interviews, d'émissions de radio, d'articles et de passages TV relatifs à cette nouvelle masterclass musicale. Suprise, parmi eux, je tombe sur une interview radio à trois voix, plus ancienne ; mon cher Gaspard Royant y était l'invité de l'invité :
Julien Blanc-Gras, qui présentait "
Paradis (avant liquidation)". Et je me souviens qu'au détour de quelques posts sur les réseaux sociaux, mon icône pas assez connue du grand public pour qu'on puisse le qualifier ainsi avait évoqué plusieurs fois les livres du journaliste avec enthousiasme. Visiblement, ce sont d'anciens camarades d'université dont les trajectoires de vie fort différentes n'ont pas tué le lien amical qui les unit. Fort bien, ce Julien il me plaît bien, je ne m'en approcherait pas trop près car son franc parlé aurait tendance à brusquer ma susceptibilité, et sa culture - générale comme sa connaissance empirique - me ferait rougir de honte au regard de la mienne. Je doute d'être capable de tenir une conversation avec ce mec sans passer pour une incapable doublée d'une idiote (et j'ai mon orgueil). Il a vu du pays, au sens propre, pas moi ; et il me paraît malin, personnellement je suis assez gauche quand il s'agit de pragmatisme.
Bref ; je n'étais pas particulièrement enthousiaste mais j'étais intriguée. Et au détour de recherches livresques, je tombe un beau jour dans le rayon poches de la librairie parisienne où je me trouvais sur un exemplaire d'occasion de "
Touriste", alors que je cherchais autre chose. Après un an et demi, je l'ouvre donc.
J'aime la littérature de voyage sans en être une spécialiste. J'ai lu Cognetti et ses Carnets de montagne ; j'ai lu Kerouac en long en large et en travers ; mais je ne suis pas une fanatique du genre. Je me doute bien qu'il y a un petit côté parodique dans "
Touriste", ne serait-ce qu'à la lecture des titres de chapitres ; ça apporte une légèreté qui me fait sourire. Et en parlant de ça, il faut relever l'humour (parfois douteux) du narrateur. Qui personnellement m'a fait rire ( ce n'est pas si courant), tout en m'indignant de temps en temps ( je ne suis pas ce qu'on pourrait appeler "une woke" heureusement, n'empêche que certains de mes principes ont été mis à mal par notre ami narrateur). Mais c'est aussi ça, lire un livre ; sortir de sa zone de confort. Un peu comme voyager ! Et puis nuançons : rien de particulièrement subversif, d'outrageusement inconvenant ou d'extrêmement polémique. Une impertinence affichée, voilà tout.
Stylistiquement, "
Touriste" ne révolutionnera pas la littérature. Mais nous n'étions pas là pour ça. J'aime bien la tension entre l'émerveillement passionné du narrateur qui est comme un gosse dès qu'il s'agit de voyage et de géographie, et sa lucidité sur le monde. le narrateur n'est pas un héros ; c'est un type normal qui a une passion un peu atypique. Et qui a décidé de respecter le principe haenelo-lacanien qui m'est si cher : "On ne cède pas sur son désir". Ducoup, j'aurais tendance à dire que la vision qu'il offre du globe terrestre est avant tout authentique, sans échapper à la réalité géo-politique, économique et sociale. Parce que ce cher narrateur n'est décidément pas un romantique, quoiqu'on se surprend à se délecter à quelques endroits de l'émerveillement et de l'enthousiasme que peuvent provoquer ses mots, parfois poétiques (l'interlude parisien ou l'interlude dansant par exemple). D'ailleurs, c'est un point positif : il ne rentre dans aucun des topoï du narrateur-voyageur. À tel point que j'ai cru pendant un moment que le livre n'était pas un roman.
À mon avis, c'est une chouette lecture à faire sur la route. Dans l'habitacle d'une voiture de location, dans un aéroport, sur un quai de gare. J'imagine que ça doit résonner chez les voyageurs - ceux qui effectivement arpentent le monde par vocation, pas pour pouvoir frimer en disant qu'ils ont passé une semaine en Amazonie alors qu'ils étaient au club Med. N'ayant jamais eu l'occasion d'entreprendre pareil périple, et n'y trouvant pas ma vocation comme cela semble être le cas pour Julien et son narrateur, il va sans dire que je ne suis pas le public cible. J'ai quand même passé un excellent moment. Reconnaissons-le : Julien a réussi là où Toma, Todorov, Simon et Blanchot ont échoué ces derniers temps : j'ai voyagé, happée par l'histoire d'un autre, considérant avec plaisir des réflexions qui ne sont pas les miennes. J'ai lu sans discontinuer de 22h à 1h du matin. C'était chouette de se rappeler ce que c'est que d'être séduite par un livre, et seulement ça : être séduite. Sans autre prétention. Sans nécessité d'analyse. Simplement se laisser emporter... Comme "Sur la route", quoiqu'avec des modalités extrêmement différentes, "
Touriste" donne envie de suivre l'injonction gidienne et effectivement, de sortir de chez soi, et de soi. Faut-il encore adhérer au petit côté insupportable du narrateur mais, avec l'ami Jean Deichel, je suis pour ma part rodée. Ils sont attachiants mais pas antipathiques. de mon côté, c'est donc une chaleureuse recommandation. J'irai bien me pencher sur le reste de l'oeuvre de l'auteur, à l'occasion ! Son cynisme non-catastrophiste n'atrophie pas sa capacité d'émerveillement, visiblement, et je suis curieuse de voir ce que ça donne dans un roman disons dépourvu de consonances autobiographiques.