Karen Blixen veut raviver, réanimer, en quelque sorte revisiter, trente ans après son retour au Danemark, ses souvenirs du Kenya, écrits dans «
la ferme africaine ».
Le premier souvenir prégnant est celui de Farah, noble Somali, son bras droit, conscient de son devoir de veiller sur elle, lui interdisant aussi de se mettre en danger ou d'entrer dans des dépenses inutiles. Farah l'attendait à Aden, pendant 18 ans il a connu, dit-elle « tous mes projets et toutes mes pensées. Je lui parlais de mes espérances et de mes déceptions. »
Avec une tendresse infinie, avec intelligence, dans son deuxième livre sur l'Afrique,
Karen Blixen rend hommage, en premier, à ce gentleman musulman aux idées aristocratiques, majordome hautement respectable, plus soucieux de son bon renom et de son honneur à elle que de son bien-être.
Lorsque Karen fut obligée de quitter le Kenya, il l'accompagna jusqu'à Mombassa ; voyant sa silhouette s'éloigner de plus en plus, « j'eus l'impression, dit elle, de perdre une partie de moi même, comme si, par exemple, on me coupait lentement la main droite de sorte qu'il me serait impossible dorénavant de monter un cheval, de manier un fusil ou d'écrire autrement que de la main gauche. »
Peut-on écrire de façon plus délicate de l'estime que l'on a et que Karen gardera toute sa vie pour Farah, ainsi que la douleur de l'éloignement définitif ?
Elle a tout perdu bien sûr, quand elle a dû retourner d'où elle venait, parmi les siens qui ne voulaient pas d'elle. Elle a perdu, alors, elle écrit, et elle se souvient : les personnes, en premier ; les chasses, lorsqu'elle se trouve face à face avec un fauve, en compagnie de Denys Finch Hatton , en particulier la chasse aux lions.
Elle soigne , aussi, comme elle peut, et raconte ses erreurs, tout en se demandant si ses « clients « ne préféraient pas au fond de leur coeur un médecin qui n'était pas infaillible ». et qui lui pardonnent donc ses faux pas. Elle comprend par là même le rejet de « ses gens » comme elle dit, qui pensent que la médecine occidentale et les hôpitaux surtout, sont destinés à faire mourir, en remplaçant, sans qu'ils l'aient demandé, et sans leur en expliquer le pourquoi, les remèdes traditionnels à base de plantes et de prières, en famille, naturellement.
Elle reçoit, un jour, un « grand geste », de la part de beaucoup de Kikuyus , femmes, enfants, vieillards : une sorte d'acceptation collective pour ce qu'elle essayait de faire, les soigner : ils viennent en foule avec des maux bénins, se faire soigner par elle.
Ils la félicitent aussi de s'être bien habillée le jour de la réception du Prince de Galles, futur roi d'Angleterre : elle leur a fait honneur, ils avaient peur qu'elle garde sa vieille culotte de cheval remplie de boue et ses bottes éculées.
Elle rappelle le souvenir d'Ali Abdullahi, dont elle n'avait pas parlé dans sa « Ferme africaine »et la généalogie qui fait qu'une veuve épouse le frère puiné.
Et puis Kamante, l'intelligent petit, ayant adhéré au parti Mau Mau, qui, pour expliquer ce changement à un autre danois venu prendre de ses nouvelles :
-« Voyez donc ce que m'écrit Mensahib : « Mon bon et fidèle serviteur Kamante » puis il replia la lettre, la remit en poche et dit : « C'est bien ce que je suis ».
Douce tendresse, de cette grande dame qui a essayé de comprendre la civilisation où elle vivait, ses traditions, ses coutumes, et toujours les comparant à son érudition nordique. Lorsqu'elle apprend la mort de Farah, elle refuse d'y croire, « pourquoi s'en était-il allé ? Lui qui avait toujours été le premier à répondre à mon appel » puis repense qu'il l'a toujours devancée, pour dresser sa tente au lieu du rendez-vous.
LC Thématique octobre 2021 : Cap au Nord