Bien sûr, ça m'a déjà traversé l'esprit, d'écrire sur cette période-là.
J'ai tourné autour. J'ai effleuré.
Mais je me disais que si je me mettais vraiment à raconter ce qui s'était passé, personne ne me croirait.
Parce qu'il y a des limites à la fiction, mine de rien.
Bref, je ne l'ai jamais fait.
Je n'ai pas changé d'avis.
Je ne cherche pas l'adhésion. C'est un combat perdu d'avance.
Simplement, hier soir, j'ai reçu ce drôle de message électronique. Il émanait d'un collègue écrivain que je connais à peine mais dont je lis avec plaisir les rares romans – il est du genre dilettante, dans l'écriture de livres, un tous les quatre ou cinq ans, ça semble lui suffire. Il s'appelle Laurent Sagalovitsch.
Il habite sur la côte Pacifique du Canada. Hier, il devait s'ennuyer un peu.
Alors il a surfé sur Internet, comme nous le faisons tous parfois, par pur désoeuvrement. Il est allé sur le site de Lloyd Cole, un chanteur anglais dont il avait beaucoup écouté les disques dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, mais qui se fait plus discret depuis le passage au IIIe millénaire.
Là, en trainant sur la page des commentaires laissés par les inconditionnels, il est tombé sur un mot de moi. Il y a quatre ou cinq ans, un soir d'ivresse, j'ai laissé sur le site un message pour le chanteur. J'y expliquais qu'un jour, il faudrait quand même que j'écrive ce qui s'était passé cet été-là, quand nous étions partis, Laure, Samuel et moi, direction la Californie et Morro Bay, juste parce que Lloyd Cole parle de cette ville dans un morceau intitulé Rich, que j'écoutais en boucle à l'époque. Je terminais en précisant que le problème (« tu vois, Lloyd »), c'est que si je raconte ça, personne ne me croira.
Le lendemain matin, je me souvenais vaguement avoir laissé des traces dans le courrier des fans, mais tout cela était très brumeux. Deux jours après, j'avais tout oublié.
Sagalovitsch était très intrigué. Il voulait en savoir plus. C'était quoi, exactement, cette histoire de Laure, de Samuel, de Morro Bay et de Rich ? Je lui ai fait une réponse laconique. Quelques lignes sur l'époque – quand nous allions au cinéma voir les films de Carax et de Jarmusch, que nous écoutions les Smiths et Style Council, que nous lisions les premiers romans d'Echenoz.
Sagalovitsch n'a pas été dupe. De Vancouver, il m'a adressé une seule ligne en retour : « Ne noie pas le poisson. »
"Depuis, quand on me croise, on compatit. On me touche le coude, on m'effleure le bras, on refoule des larmes, on me dit que c'est bien, que je suis courageux, que ça va aller, hein ? Je ne réponds pas. Je laisse glisser. Je continue d'enchaîner les longueurs dans ma piscine intérieure et je fais attention à ce que le chlore ne rougisse pas mes yeux."
« Il n'y a pas de bien et de mal, il n'y a que des circonstances. Va vers ce qui te cicatrise. »
Il n'y a pas de bien ou de mal. Il n'y a que des circonstances.
Tous les jours sont devenus un novembre plombé. Je marchais dans les rues en enfonçant légèrement mon cou dans mes épaules contre une rafale de vent ou une averse possible. Parfois, il faisait trente-cinq degrés dehors et un soleil écrasant.
Je m'écroule sur le lit tout habillé. J'ai la tête qui tourne. Je sens la fraîcheur de l'eau sur mes joues, mon menton et mon cou. J'essuie. Je m'aperçois que ce sont des larmes. Je suis très surpris.
Le bus s'ébroue avec une demi-heure de retard.Le front sur la vitre je me répète que le monde est à moi, que le monde est à moi, que le monde est à moi. Je reste conscient pourtant qu'entre le monde et moi, il y a encore un panneau de verre.
Nous nous perdons.
De vue, de sentiment, d'intimité.
Nous déambulons, fascinés. Nous oublions les deux autres. Je me retrouve à arpenter des salles emplies d'enthousiasme réel et de chance factice, d'éclats de rire tonitruants. Je ne connais plus la fatigue. Je rencontre, éveillé, ce qui fait mes nuits depuis quelques années, l'irréalité.
« J’ai 22 ans et je suis le dépositaire de leurs histoires inachevées. J’ai 22 ans et je suis un reliquat de récits. Une survivance. »
« C’est ridicule. Personne ne perd son frère et sa mère, puis quatre ans plus tard, son père – à l’âge de 22 ans. ça n’arrive jamais, ce genre de choses. Même dans les romans. Il y a une limite à l’indécence, quand même. Le romancier plonge son héros dans la tragédie, il ne va pas en rajouter une couche. Il est sur le point d’ajouter un troisième décès, et puis il se reprend : » ah non honnêtement, c’est impossible, il faut que je trouve autre chose. »